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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
L’atlas des malheurs


Par Katia Ghosn
2016 - 02
L’auteure irakienne Inaam Kachachi témoigne à travers la fiction de ce qu’aucun livre d’histoire ne peut dire : la peur, le désespoir et un profond dégoût, mêlés aux sentiments de perte et de nostalgie. Après Al-Hafida al-amirikiya (Inaam Kajaji, Dar al-Jadid, 2008), traduit en français dès 2OO9 sous le titre Si je t’oublie Bagdad (Liana Lévi) et retenu pour la liste courte du Prix international du roman arabe Booker, vient de paraître la traduction de Tachari (Dar al-jadid, 2013) chez Gallimard (Dispersés, 2016), par François Zabbal, rédacteur en chef de Qantara, la revue de l’Institut du monde arabe. Tachari est l’histoire d’un Irak « pris entre les mâchoires de Satan » et dont l’histoire condamne irrémédiablement ses citoyens à la mort ou à l’exil. « Tachari » signifie « dispersés ». La narratrice, chrétienne d’Irak exilée en France, à Paris – comme l’auteure Inaam kachachi – voit dans l’existence de la docteure Wardiya Iskandar un atlas des malheurs : « C’est comme si, armé d’une machette, un bourreau avait entrepris de disperser les parties de son corps dans ces lieux épars. » Bien avant elle, ses enfants avaient pris la voie de l’exil et se sont dispersés aux quatre coins du monde. Dokhtôra Wardiya choisit, elle aussi, l’exil à l’âge de 80 ans. Celle qui n’avait jamais imaginé être enterrée ailleurs que dans son pays natal avait enfin compris que les lendemains seront toujours pires. Le roman commence par la cérémonie à l’Élysée, donnée par Nicolas Sarkozy en présence du pape Benoît XVI, en l’honneur des exilés chrétiens d’Irak parmi lesquels se trouve Wardiya, en chaise roulante. Wardiya observe l’exploitation médiatique de l’événement dans lequel chacun joue son rôle avec un professionnalisme porté à la perfection. Le chauffeur de taxi marocain qui l’emmenait de Créteil au palais présidentiel, apprenant qu’elle venait d’Irak, la prend d’emblée pour une musulmane, amalgame qu’elle ne prend pas la peine de clarifier. L’islamisation accrue du Moyen-Orient tend à effacer toute trace des minorités chrétiennes, comme si leur présence dans cette région était une écharde qu’il s’agit d’extirper à tout prix. Or, Wardiya ne manque pas de rappeler l’histoire du pays d’Abraham dont plus personne ne veut se souvenir : « Dans l’histoire, on l’appelait Ur la Chaldéenne. La ville sainte de Nanna, la déesse de la Lune. (…) Les Irakiens l’appelaient Nasiriya. (…) Et le commandement clairvoyant de décider pour une raison inconnue de remettre à l’honneur l’histoire islamique, et de donner à la province le nom de Dhi Qār ». Al-Nāṣira en arabe c’est Nazareth. Les chrétiens sont appelés « naṣārā » par affiliation à Jésus de Nazareth qui, d’ailleurs, évoque par sa Passion les supplices des Irakiens.

Qui est Dokhtôra Wardiya ? En 1955, elle est nommée, par décret, médecin de campagne dans la province de Diwaniya où elle exercera comme gynécologue jusqu’à sa retraite. « Ce n’était pas un hôpital, c’était une étable ! (...) Les pièces ressemblaient à un souk populaire. Chacune comportait dix lits pour vingt patients, dont la moitié dormait par terre. Les canalisations étaient bouchées et les excréments flottaient à la surface des cuvettes. Pour se doucher, le médecin de Bagdad grimpait sur une chaise en métal disposée sous le pommeau trop élevé de la douche, car le sol de la salle de bains était couvert d’eau souillée ». Cette femme déterminée et exemplaire, ne portant pas la abaya traditionnelle ni le voile islamique, réussit à se faire des alliés dans la communauté musulmane et à attirer une clientèle nombreuse. Une aile plus salubre prévue pour les accouchements fut construite grâce à ses efforts. De sa chambre à l’hôpital, Wardiya apprend la chute de la monarchie. Depuis, elle a assisté aux multiples coups d’État, guerres meurtrières, assassinats, répressions, affrontements intercommunautaires qui ravagent le pays. Son existence se confond avec l’histoire récente de l’Irak. Tachari témoigne non seulement du drame des minorités chrétiennes mais de celui de tout un peuple et de toute une région damnée par des politiques pernicieuses et inhumaines.


 
 
D.R.
Tachari est l’histoire d’un Irak « pris entre les mâchoires de Satan »
 
BIBLIOGRAPHIE
Dispersés de Inaam Kachachi, traduit de l’arabe (Irak) par François Zabbal, Gallimard, 2016, 272 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166