FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Roman
Des femmes et autres soumissions


Par Fifi Abou Dib
2016 - 01
Strasbourgeoise d’origine marocaine, Kaoutar Harchi est une jeune socio-anthropologue qui livre avec À l’origine notre père obscur son troisième roman. Dans une maison close, comment l’appeler autrement, des femmes sont enfermées sur ordre de leurs maris et belles-familles. Il s’agit, semble-t-il, d’une réclusion consentie, puisqu’il n’y a ni verrou ni gardien pour les empêcher de sortir. Seules la peur de la liberté, la soumission aux coutumes et l’interminable attente d’une visite les retiennent, dans ce lieu dont certaines chambres sont dépourvues de fenêtres et où règne une douloureuse sororité. Entre jalousie et compassion ces femmes se soutiennent l’une l’autre comme elles peuvent, comme elles savent, vivant de la charité de leurs hommes dans une misère affective partagée. 

La narratrice, elle, âgée de 16 ans dans le temps du roman, est quasiment venue au monde dans cette prison étrange. Soudée à sa mère, personnage focal de cette « maison des femmes », elle rêve d’être un jour libérée et reconnue par le père, cet homme à l’origine de leur enfermement.

Aucun repère spatial ni temporel, ni même culturel hormis quelques esquisses vestimentaires occidentales contemporaines, ne permet au lecteur de situer le récit. Et même si l’on pense spontanément aux traditions arabo-musulmanes, ces femmes étant incarcérées par les clans de leurs maris essentiellement sur accusations d’adultère, le découpage du récit balaie le préjugé. Encadré par un exergue et un épilogue, le roman de Harchi emprunte la structure de la tragédie. Ses quinze parties sont annoncées par des citations de la Bible et des Épitres, presque toutes centrées sur la femme et sa relation à l’homme. La femme et son corps, la femme et son désir, redevenue en ce troisième millénaire de l’ère chrétienne territoire de conquête et enjeu politique. 

Raconté à la première personne du singulier, ce roman est une arborescence de témoignages et de confessions où le pronom « je » passe de la narratrice à la mère, à une autre recluse ou à une vieille gouvernante, toutes tenant des journaux intimes, symptômes de leur parole confisquée. Comme rarement, le lecteur y représente le monde extérieur, faisant parfois l’objet d’adresses directes : « vous savez ». Vous savez, mais vous n’y pouvez rien. Vous ne pouvez que constater et vous laisser engourdir par cette mélopée nocturne qui n’est pas sans évoquer certains accents durassiens – on pense notamment à la distance qu’installe dans L’Amant l’usage de l’infinitif et des déterminants. 

Tout au long de ce roman oppressant, une boule se forme dans la gorge de l’impuissant témoin que vous êtes de l’impossibilité du couple, dans un système où l’homme appartient au clan avant de s’appartenir à lui-même, où les épouses sont vulnérables, à la merci de la moindre rumeur, où les femmes sont des louves pour les femmes, où les enfants sont un jour exclus de l’amour des mères quand celles-ci, trop obsédées par l’homme qui les a abandonnées, ne parviennent plus à survivre dans la solitude de leur seule maternité. 

Vous avez alors comme une préscience de la fin que pourrait être celle de cette jeune femme en creux, littéralement creusée par sa longue faim d’amour, réduite, comme un Giacometti, à l’essentiel d’elle-même, désormais contenant la mère et se dirigeant vers le père. Lequel ne reconnaît encore d’enfant que ce fils né d’un premier lit, un fils lui aussi obsédé par l’épouse du père, mâle par qui vient le mal.

Le titre, À l’origine notre père obscur, a lui-même quelque chose de mystique, ce père obscur, tribal, obsédé par le corps féminin étant à chercher dans la transcendance. Par sa densité, ce roman a parfois tendance à vous tomber des mains. Mais la maturité de son écriture, sensible et précise comme une partition, promet un grand auteur.


 
 
© Emilia Lombardo / Ballast / 2014
 
BIBLIOGRAPHIE
À l’origine notre père obscur de Kaoutar Harchi, Actes Sud, 2014, 163 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166