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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Jean Rolin : l'esthétique des lisières
Jean Rolin a été longtemps le compagnon de la photographe Kate Barry. En 2007, le couple entreprend un voyage aux États-Unis sur les traces de la nouvelliste américaine Flannery O'Connor. En 2014, quelques mois après la mort dramatique de Barry, Rolin refait ce même voyage, à l'issue duquel il publie Savannah, magnifique requiem à la mémoire de la photographe britannique.

Par Charif Majdalani
2015 - 11
À l'instar de tous les livres de Jean Rolin, Savannah se présente comme un récit de voyage, une errance méticuleuse dans des lieux et dans une géographie aussi précisément balisée d'avance que vague quant à sa nature : banlieues de ville, friches, ports. Comme dans tous ces ouvrages, Rolin arpente ici des territoires improbables, il fait des rencontres et rapporte de menus faits, dans une sorte d'écriture de reportage subjectif, de mise en relief précise et quasi amoureuse d'endroits qui constituent les limes des civilisations urbaines modernes. Et comme à chaque fois, tout cela est adroitement charpenté et motivé par un thème. Ici, on l'aura compris, le thème quasi obsessionnel pour l'écrivain est de refaire absolument à l'identique, jusque dans les dates, le voyage de 2007, de retrouver les mêmes décors, les mêmes lieux, les mêmes paysages, de repasser presque littéralement dans ses propres pas et dans ceux de Kate, en retournant dans la ville de Savannah en Géorgie, puis dans ses environs et jusqu'à la ville de Milledgeville et l'ancienne ferme de Flannery O'Connor.

Savannah apparaît donc comme le récit de deux voyages superposés, celui de 2007 et celui de 2014. La superposition est un exercice compliqué et dangereux, parce qu'il nécessite de multiples retours en arrière, des jeux de coulissage d'un temps à un autre qui peuvent devenir lassants ou systématiques. Or dans Savannah, cette superposition joue admirablement, et fonctionne avec une efficacité formidable pour une raison simple : c'est que Rolin ne s'en remet pas à sa mémoire et à ses souvenirs pour refaire l'itinéraire ancien, et donc pour évoquer la personne de Kate. Il choisit plutôt de se baser sur les films que Kate Barry avait faits durant le voyage de 2007. Or Kate Barry ne filme jamais de manière conventionnelle, elle ne fait pas de reportage direct, elle ne filme pas le cœur du sujet, mais toujours de manière oblique, tangente, elle capte la lisière des choses, les sols, les trottoirs, les paysages qui défilent sur les côtés d'une automobile qui roule, tout en laissant les bandes sonores se dérouler entre-temps.

Les films de Kate Barry enregistrent ainsi tout ce que, durant un voyage, l'œil distrait ne voit pas mais qui constitue le décor et l'environnement du voyageur, la marge de son cheminement, sons, bavardages, rires, gestes machinaux, images secondaires et mouvements dans l'espace. Et c'est à partir de ce travail de reportage des lisières que Rolin balise son propre voyage, et retrouve chaque élément de décor, chaque panneau, chaque croisement de route, chaque bord d'autoroute, chaque portion de mur anodin et chaque bosquet qui furent le décor de son voyage initial avec Kate dans cette région maritime du sud des États-Unis. À moins qu'il ne constate les transformations dans les paysages, les modifications, la catastrophique entropie qui saisit les décors des alentours des villes et les enlaidit irrémédiablement. 

Or si cette quête de la réalité ancienne à travers ou à partir des images filmées par la photographe est au cœur même du projet, et donc du récit de l'écrivain, c'est que Kate Barry et Jean Rolin ont deux esthétiques étonnamment proches. L'une filme exactement comme l'autre écrit et leur intérêt commun pour les marges et les friches du monde ressort clairement ici. Et c'est bien de ça que parle finalement surtout Savannah. Ce qui se superpose ou alterne dans le livre, ce ne sont pas à la vérité deux voyages, dont l'un hante l'autre, ce n'est plus le récit d'un pèlerinage ou le retour nostalgique sur un lieu précis, c'est bien plutôt un même voyage raconté selon deux modalités, celle de la photographe et celle de l'écrivain. Que Savannah soit un récit tendre sur la personne de Kate ne fait pas de doute. On y voit (on y entend, comme on entend une voix off) la jeune femme rire, et rire sans arrêt, et plaisanter, et provoquer la jalousie de son compagnon, et s'intéresser aux autres, nouer des liens avec le tout-venant et déployer sa générosité et sa bonté avec un naturel stupéfiant. Mais le livre est aussi, et même davantage, un hommage à son travail et à la manière avec laquelle, à travers l'image, elle concevait son rapport au monde. Et c'est aussi un livre magnifique dans lequel, en entrelaçant le récit de son propre voyage à la description de celui que filma la photographe, Jean Rolin dit ce qui le rapprochait tant de Kate Barry, en tant que femme et en tant qu'artiste. 




Jean Rolin au Salon
Conférence « Les événements », le 30 octobre à 19h (Agora)/ Signature des Événements à 20h (Virgin)
 
 
© Hélène Bamberger
Kate Barry filme exactement comme Jean Rolin écrit.
 
BIBLIOGRAPHIE
Savannah de Jean Rolin, P.O.L., 2015, 144 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166