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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Black is beautiful


Par Ramy Zein
2015 - 10


On le sait, la condition féminine et la ségrégation raciale s’inscrivent au cœur des préoccupations littéraires de Toni Morrison, non pas séparément, mais de manière imbriquée et indémêlable?: l’infériorisation essentialiste des Noirs s’illustre dans son œuvre par des figures de femmes doublement soumises en raison de leur sexe et de leur couleur.

Délivrances, onzième roman de Toni Morrison (Prix Nobel de littérature 1993), ne déroge pas à la règle?: sa protagoniste Bride a été abandonnée par son père et brutalisée par sa mère en raison de sa peau trop sombre. La haine de soi est un phénomène bien connu chez les populations victimes de racisme, et nombre d’Afro-Américains ont été conditionnés à mépriser leur propre couleur de peau. La petite Bride est coupable de renvoyer à ses parents le miroir de leur «?négritude?»?; elle grandit sous la férule d’une mère intransigeante qui justifie sa dureté par la nécessité d’aguerrir sa fille face au racisme?; ayant assisté au tabassage d’une gamine moins noire que Bride par une bande de garçons blancs, elle a peur que sa fille subisse le même sort sans pouvoir se défendre. Le roman rappelle à ce propos la réalité de la ségrégation raciale aux États-Unis avant le Mouvement des droits civiques, quand les Noirs ne pouvaient pas «?éviter de recevoir des crachats au drugstore et des coups de coude à l’arrêt de bus, de marcher dans le caniveau pour laisser tout le trottoir aux Blancs (…), sans compter les insultes?». La mère de Bride raconte que pour se marier, ses parents ont dû jurer sur une bible réservée aux Noirs?!

Le lecteur de Toni Morrison est ici en terrain familier, il retrouve l’univers de Beloved, Un don ou L’œil le plus bleu. Ce nouveau roman apporte toutefois un traitement inédit à la thématique raciale en ceci que son héroïne noire apparaît dans une position non plus dominée, mais dominante. Si Bride a été une enfant malaimée et malmenée en raison de sa peau jugée trop sombre, si elle a été traitée de «?Topsy?», «?Sambo?», «?Ooga Booga?» ou «?face de charbon?», elle connaît un sort bien différent une fois parvenue à l’âge adulte, car entre-temps, la petite «?noiraude?» est devenue une créature d’une beauté exceptionnelle et une femme brillante à qui tout réussit. Elle est comparée à une «?panthère dans la neige?», elle roule en Jaguar, elle dirige un département dans une entreprise de cosmétiques où elle a lancé une ligne personnelle, ce qui revêt une valeur symbolique évidente?: la beauté n’est plus l’apanage des Blancs, elle transcende les divisions et les races. Le fameux slogan des années 60, Black is beautiful, trouve tout son sens dans ce texte qui explore les différentes nuances de la peau noire en se servant d’un lexique associé à des saveurs agréables?: «?réglisse?», «?sirop de cacao?», «?soufflé au chocolat?», «?café au lait?». 

Roman de la revanche et de la dignité noire, Délivrances est aussi, comme toutes les fictions de Morrison, celui de la vulnérabilité humaine. Bride collectionne les succès, elle est riche et ravissante, mais ses blessures de petite fille sont loin d’avoir cicatrisé. Il a suffi qu’un homme la quitte pour que s’effondrent ses repères fondamentaux et qu’elle se retrouve plongée dans le désert affectif de son enfance. Elle subit alors une brusque régression mentale et physique qui la ramène à sa condition de «?petite Noire effarouchée?». Morrison n’hésite pas à bousculer les frontières du réalisme pour décrire l’infantilisation de Bride?: les seins de la jeune femme fondent, sa pilosité et ses règles disparaissent, les lobes de ses oreilles redeviennent lisses. D’autres personnages subissent le fardeau de leur enfance malheureuse, à commencer par Booker, le compagnon de Bride, dont le frère aîné a été assassiné par un pédophile. Toute sa vie, Booker sera hanté par le fantôme de ce frère retrouvé dans un égout. Il en va de même pour Brooklyn, la «?seule véritable amie?» de Bride, victime d’attouchements quand elle était gamine. L’enfance martyre est de fait omniprésente dans ce livre. Il y est question d’un nombre incalculable de viols, de crimes, d’abandons. Délivrances illustre ainsi les difficultés à dépasser les traumatismes du jeune âge, d’où le titre anglais du livre, God help the child, alors que le titre français met l’accent sur la force de l’amour capable de repousser les monstres du passé, au moins provisoirement?: quand Bride retrouve Booker et que la parole se libère entre eux, la jeune femme constate «?le retour magique de ses seins parfaits?», avant de tomber enceinte.

Comme la plupart des romans de Morrison, Délivrances repose sur une structure éclatée qui reflète la complexité des enjeux sociaux et psychologiques du texte. On y assiste à une alternance de témoignages à la première personne qui nous livrent des points de vue contrastés sur un même événement, avec, au début des parties, un discours à la troisième personne qui vient compléter les monologues. Les destins se croisent, se séparent, se retrouvent en vertu d’une chorégraphie très subtile. Le ton est à l’oralité, autre caractéristique de l’œuvre, une oralité envoûtante, pénétrante, qui ne donne pas à entendre une voix seulement (et c’est déjà beaucoup), mais qui réussit à transmettre les moindres sensations.

Délivrances est un livre important. Même si l’on n’y retrouve pas l’intensité dramatique de Home ni les fulgurances lyriques de L’œil le plus bleu, c’est un roman qui fait bouger les lignes dans l’univers de Morrison en consacrant l’évolution du regard américain sur les Noirs. À la fin du livre, la mère de Bride déclare que les Afro-Américains sont à présent mieux acceptés aux États-Unis. La route est encore longue, mais la délivrance, aussi lointaine soit-elle, paraît désormais possible.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Délivrances (God help the child) de Toni Morrison, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 2015, 198 p.
 
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