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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman



Par Tarek Abi Samra
2015 - 09



Chaque grand écrivain use de sa langue d’une manière qui lui est tout à fait caractéristique. Mais certains, extrêmement rares, s’aventurent si loin dans leur travail sur le style, qu’ils se forgent une langue presque à eux seuls. L’on pense par exemple à Joyce avec ses innombrables néologismes?; à Céline avec ses phrases perpétuellement hachurées par les trois points de suspension et sa volonté de faire passer l’émotion du langage parlé à travers l’écrit?; à l’autrichien Thomas Bernhard également, avec ses immenses blocs de prose sans aucun paragraphe, ses phrases interminables, répétitives et circulaires. António Lobo Antunes, l’écrivain portugais septuagénaire (né en 1942) souvent cité comme candidat au prix Nobel de littérature, appartient lui aussi à cette famille de créateurs de langues.

Dans Au bord des fleuves qui vont, son dernier livre traduit en français, Lobo Antunes raconte quinze journées passées en 2007 dans un hôpital, où il fut opéré d’un cancer de l’intestin. Or, dès l’incipit, il nous avertit qu’il coexiste simultanément en deux temps et deux lieux?: vieillard dans son lit de malade à Lisbonne?; enfant dans son village natal au pied de la montagne. Tandis que, suspendu entre la vie et la mort, il sombre, terrifié, dans un état de totale confusion, seul, sans parents ni amis, ne reconnaissant même plus son propre corps, chaque bruit, odeur ou couleur vaguement perçu à l’hôpital déclenche un tel torrent de réminiscences que le passé devient plus vivant que le présent. Il revoit des trains, des hirondelles, un sentier bordé de mûriers, un fleuve qui prend source au sommet d’une montagne, sa grand-mère préparant des compotes, son oncle chaleureux soudain taciturne et qui finira suicidé au fond d’un puits. Il se rappelle les caresses de sa mère, l’odeur de son cou, les multiples infidélités de son père qu’il a une fois surpris dans une chambre avec la bonne. Il se souvient d’une femme blonde aux formes voluptueuses et ressent à nouveau les brûlures lancinantes des premiers émois sexuels. Mais toujours lui revient, comme une prémonition, l’image de son grand-père contemplant le vide car devenu une sorte d’automate après une opération chirurgicale. Lui aussi avait peut-être souffert d’un cancer.

À l’image du narrateur divaguant dans son lit, le lecteur est plongé dans une grande confusion par l’écriture de Lobo Antunes. Chacun des quinze chapitres du livre est un flux de conscience ininterrompu représentant une journée et formé par une seule et unique phrase. Les paroles, les images et les sensations appartenant au présent (le séjour à l’hôpital) et à différentes strates du passé s’interpénètrent et fusionnent pour créer une sorte de délire parfois incompréhensible même pour le lecteur le plus aguerri. Dans ses ouvrages précédents, Lobo Antunes se plaisait souvent à amalgamer les monologues intérieurs de différents narrateurs?; la question qui se posait alors était celle de savoir qui parle. Avec Au bord des fleuves qui vont, où il n’y a qu’un seul narrateur, l’interrogation se transforme et devient?: de quoi parle-t-on?? Ou, plus précisément?: dans quelle temporalité se situe le narrateur?? Est-il dans son lit d’hôpital ou dans son village natal?? Est-il un vieillard ou un enfant?? Mais ce manque de clarté rationnelle est suppléé par une saisie affective et non intellectuelle des choses, car à certains moments de la lecture, tout ce que nous n’avons pas très bien compris se tient soudain ensemble pour former un tout fulgurant, et l’émotion nous submerge. Émotion poignante et non larmoyante, faite de nostalgie, de stupéfaction et d’angoisse face à la mort et dont on ne sait d’où ni comment elle a surgi. Le mystère demeure intact jusqu’à la fin?; on ferme le livre en se demandant comment Lobo Antunes a réussi ce tour de force?: faire jaillir, à partir de ce torrent verbal où des phrases sans début ni fin se précipitent l’une dans l’autre, une charge émotionnelle si brute et sauvage qu’elle donne sens à l’insensé et ressuscite une existence toute entière alors que la vie affronte son annihilation.

 
 
D.R.
Tout ce que nous n’avons pas très bien compris se tient soudain ensemble pour former un tout fulgurant, et l’émotion nous submerge.
 
BIBLIOGRAPHIE
Au bord des fleuves qui vont de António Lobo Antunes, traduit du portugais par Dominique Nédellec, Christian Bourgois, 2015, 245 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166