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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Grand écart entre Paris et Bratislava
Un premier roman très réussi d'Andrea Salajova. Sur les ballottements entre l'ici et l'ailleurs, entre le présent et le passé, entre les identités qui nous composent. Une danse bien connue sous nos latitudes.

Par Ramy Zein
2015 - 09
Danseur et chorégraphe installé à Paris depuis une dizaine d’années, Martin Kohut rentre en Slovaquie, son pays natal, pour revoir son grand-père gravement malade. Il atterrit à Bratislava où il retrouve une amie d’études, Gabriela, qu’il persuade de l’accompagner chez les siens en se faisant passer pour sa fiancée française enceinte de leur premier enfant ; le but déclaré du mensonge étant d’offrir une joie ultime au grand-père mourant. Gabriela accepte par amour (non réciproque) et le faux couple prend le train pour l’est du pays où vit la famille de Martin.

Ainsi débute ce roman captivant dont l’intérêt est à la mesure des enjeux essentiels qui le sous-tendent. Eastern est d’abord un livre sur les bouleversements des pays de l’Est après l’effondrement du communisme. Andrea Salajova nous plonge au cœur d’une société déboussolée, passée de façon brutale du régime collectiviste au système capitaliste. « Pendant quarante ans on leur avait dit qu’ils étaient tous égaux, écrit-elle. Depuis quinze ans que cette égalité magnifique n’était plus, ils s’enfonçaient dans cette réalité cruelle – ils étaient et resteraient pauvres. » Hormis quelques individus suffisamment madrés pour tirer leur épingle du jeu (souvent d’anciens apparatchiks), la majeure partie de la population se retrouve au chômage, ou réduite à travailler dans des conditions déplorables pour des entreprises aux capitaux souvent étrangers. Le père et les oncles de Martin constituent des spécimens éloquents de ces « hommes postsocialistes frustrés » : désabusés, humiliés par leur misère, ils hantent les bistrots où ils se soûlent à la vodka en compagnie d’autres laissés-pour-compte. En plus d’instaurer un climat délétère qui imprègne les êtres et les choses, ce désarroi collectif a pour conséquence d’exacerber le nationalisme, voire le racisme des habitants, car « tout portait à croire qu’il n’était pas possible de vivre sans se fabriquer quelques problèmes de substitution », écrit justement Salajova. Le mépris à l’égard des Ukrainiens, la méfiance vis-à-vis des Hongrois, la rancœur envers les Tchèques servent ainsi d’exutoires au mal-être social dans cette région sinistrée de la Slovaquie, comme on voit en France des individus issus de milieux défavorisés adhérer à des idéologies xénophobes. À travers le regard sans concession de Martin, Eastern pointe d’autres aspects sombres du capitalisme : l’invasion de la publicité qui pollue les paysages et réduit l’homme au rôle de consommateur, l’uniformisation universelle des habitus qui conditionne tout un chacun à faire des achats dans les mêmes centres commerciaux pour se procurer les mêmes produits vendus par les mêmes enseignes sur fond de la même musique anglo-saxonne.

Le roman d’Andrea Salajova se complexifie d’une autre dimension, existentielle celle-là, à travers le personnage principal de Martin Kohut. À l’instar de son pays d’origine, Martin souffre d’une perte de repères qui l’amène à remettre en question son mode de vie, ses choix professionnels et jusqu’à son exil en France. Il s’aperçoit que sa carrière à Paris stagne entre « faux espoirs » et « demi-succès », qu’il n’a rien de fondamental à quoi s’accrocher sur la pente glissante de l’âge. Il a perdu la foi dans son art et dans la vie : « Son cœur s’était rétréci, asséché. C’était la passion qui lui manquait. Et pour cela il lui fallait trouver un cœur nouveau, une nouvelle source d’eau vive. » Là réside le véritable mobile de son séjour en Slovaquie : redonner un sens à son existence, retrouver le désir de créer, la force d’entreprendre. Le pèlerinage de Martin n’aura pas le résultat escompté toutefois : ce pays qu’il redécouvre n’est plus vraiment le sien ; il le juge sans intérêt, sclérosé, en décalage avec ses propres valeurs. À quoi s’ajoutent les blessures anciennes qui se réveillent à chaque souvenir d’enfance, en particulier ceux liés à son père qui terrorisait la famille avec ses esclandres d’ivrogne. La remontée aux sources slovaques lui aura tout de même valu un bénéfice important ; Martin sait désormais que sa place est à Paris et non dans son pays d’origine. La France lui offre la possibilité de mener sa vie en toute liberté et d’assumer ses orientations sexuelles loin des préjugés et des pesanteurs. Elle lui offre aussi sa langue, cette langue française devenue pour lui « un refuge, une ouverture », par opposition à la langue slovaque qui apparaît dans le livre comme l’idiome du silence et de l’incommunicabilité entre les membres de la famille. Notons ici qu’Eastern est le premier roman d’Andrea Salajova, elle-même d’origine slovaque, et qu’il est écrit directement en français.

La romancière fait preuve d’une grande finesse psychologique dans l’approche de ses personnages. Cela vaut pour le protagoniste dont elle décrit les pensées et les sentiments dans leurs moindres nuances, notamment vis-à-vis de son père qui lui inspire tour à tour compassion, tendresse, colère, haine et révolte. Les personnages secondaires d’Eastern bénéficient du même éclairage subtil ; le lecteur assiste à une galerie de portraits puissants, complexes et contrastés.

Andrea Salajova opte pour une écriture simple, dénuée de tout maniérisme, peut-être parce que ses origines étrangères lui ont épargné le poids écrasant des grands modèles français. La structure du livre, par ses ruptures spatio-temporelles, reflète les errements et les questionnements de Martin. Il faut reconnaître aussi à Salajova son art consommé de la visualisation : certaines scènes relèvent de la prouesse, comme celle où la famille rassemblée célèbre l’anniversaire du grand-père agonisant.

Eastern nous livre une démonstration magistrale de la capacité du roman à saisir l’essence du réel. Tout lecteur ayant vécu l’exil se reconnaîtra dans ses pages qui illustrent superbement la dialectique de l’identité et de la liberté, ainsi que le ballottement sempiternel entre le pays d’origine et le pays d’adoption.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Eastern de Andrea Salajova, Gallimard, 2015, 240 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166