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Un top gun littéraire


Par Tarek Abi Samra
2015 - 08


Abattez cinq avions ennemis et vous faites désormais partie d’une élite : vous devenez un as, un héros planant au-dessus de la foule anonyme, et les générations à venir se souviendraient probablement de vous. C’est aussi simple que ça : cinq avions et vous obtenez la gloire, peut-être même l’immortalité. Telle est la règle d’or des pilotes de chasse.

C’est autour de cette règle que gravite toute l’intrigue de Pour la gloire, premier roman de James Salter, publié en 1956 et traduit aujourd’hui en français. Disparu le 19 juin dernier à l’âge de 90 ans, ce grand écrivain américain fut pilote de chasse durant la guerre de Corée. Il en tira ce livre où l’on rencontre le capitaine Cleve, un jeune homme de 31 ans dont l’unique obsession est de descendre cinq Mig soviétiques. Pilote de chasse respecté, Cleve a sept années d’expérience derrière lui, mais n’a encore pris part à aucune bataille. Il sait que la guerre de Corée est sa dernière chance pour accomplir son destin, avoir cinq petites étoiles rouges peintes sous la verrière de son cockpit et devenir un as.

Affecté comme chef d’escadrille, il abat un Mig et jubile. Et puis plus rien. Les missions se succèdent, les occasions manquent, il sombre dans le désespoir. Entre-temps, la jalousie le mine secrètement tandis qu’il assiste à l’ascension foudroyante de Pell, un novice placé sous son commandement, une sorte d’adolescent attardé et voyou hâbleur, alignant les victoires tout en mettant ses camarades en danger, et qui, d’un coup, devient une vedette. Cleve en est honteux. Il n’ignore pas que descendre des Mig est une question de chance, un pur jeu de hasard, mais sa conscience le torture implacablement, lui répétant de jour et de nuit qu’il lui manque peut-être ce quelque chose qui fait les héros, qui les sépare du reste des hommes en les poussant à créer par eux-mêmes les occasions de se distinguer au lieu de rester passifs à les attendre. 

Son désarroi dure jusqu’aux derniers chapitres, jusqu’à la bataille grandiose qui clôt le roman, où cent pilotes américains affrontent sept cents Mig soviétiques. Cleve n’a plus que quelques missions devant lui, puis il sera de retour à son pays. Il décolle. La gloire, c’est maintenant ou jamais.

Un des traits les plus caractéristiques de Salter, qui se manifeste déjà clairement dans ce premier roman, c’est qu’il prend la gloire au sérieux. En effet, il prend très au sérieux ce que beaucoup de romanciers de la seconde moitié du XXe siècle ont plutôt tendance à traiter avec une certaine distance ironique : l’honneur, l’héroïsme, l’amour, le sexe et la beauté foudroyante de notre vie si éphémère. Incapable d’humour, cette qualité consubstantielle à l’art du roman selon des auteurs tels que Kundera, il conçoit l’existence comme une série d’épreuves au bout de laquelle certains, par leurs gestes et faits, et d’autres, par leurs écrits, accèdent à l’immortalité dans la mémoire de leurs semblables. Écartant du revers de la main toutes les questions sociales et politiques – d’aucuns verront dans cette attitude un péché mortel, une sorte d’élitisme dédaigneux  –, il se concentre sur les moments intenses de la vie, les seuls qui méritent d’être préservés par l’écriture, et les transfigure en une prose ciselée, elliptique et froide, mais paradoxalement traversée par un grand souffle épique. À la manière d’un aède homérique qui aurait enjambé les siècles, il chante les prouesses des pilotes de chasse et réduit toute la guerre de Corée à un affrontement d’homme à homme : tuer ou être tué. Quant aux milliers de morts et de blessés, il n’en a cure – il ne leur accorde même pas une seule phrase. Et comme chez Homère, ce à quoi aspirent ces héros de l’air n’est rien moins que l’immortalité. D’ailleurs, Salter est un des rares auteurs à avouer ce que la plupart ne divulguent jamais : il écrit pour rester vivant dans la mémoire des hommes. Maintenant qu’il est mort, la question qui se pose est bien entendu celle de savoir si les générations futures se souviendront de lui.


 
 
© Jean-Luc Bertini
Comme chez Homère, ce à quoi aspirent ces héros de l’air n’est rien moins que l’immortalité.
 
BIBLIOGRAPHIE
Pour la gloire (The hunters) de James Salter, traduit de l’anglais par Philippe Garnier, L’Olivier, 2015, 240 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166