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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Retenir la vie


Par Ramy Zein
2015 - 07
Le narrateur de La clarinette est un homme de charmante compagnie. Il vous reçoit sur la terrasse de sa maison en bord de mer, il vous sert un ouzo bien frais et vous régale de ses petites histoires racontées d’une voix douce qui vous berce au rythme des vagues clapotant sur la plage. Les récits s’enchaînent de manière agréable et fluide, saupoudrés ici d’une réflexion, là d’un trait d’esprit ou d’un jeu de mots. Les sujets abordés sont souvent graves, tragiques même, mais votre hôte n’appartient pas à cette sorte d’individus qui se complaisent dans l’étalage de leurs plaies purulentes sur fond de sanglots et de gémissements. Sa pudeur mâtinée de tact et de dérision l’empêche de glisser sur la pente du pathos, même quand il évoque les souffrances d’un ami de quarante ans, l’éditeur parisien Jean-Marc Roberts, et d’un pays natal, la Grèce, qui n’en finit pas de se débattre dans ses crises et ses contradictions.

De fait, la France et la Grèce constituent les pôles géographiques du livre. Les quatre chapitres de La clarinette dessinent un va-et-vient permanent entre ces deux pays : à Paris, le narrateur constate sa désaffection pour une ville qu’il conjugue désormais au passé, n’y trouvant plus que des souvenirs et de l’indifférence (« La capacité d’indifférence des Parisiens est incomparable »), où il se sent d’autant plus seul que son ami éditeur est en train de passer l’arme à gauche. Quant à la Grèce, si le narrateur dresse l’inventaire de ses maux (le chômage, la paupérisation, la corruption, le traitement dégradant réservé aux immigrés, l’absence d’esprit civique, le favoritisme envers les nantis, à commencer par les armateurs et l’église), il insiste en même temps sur les manifestations de solidarité qui ont vu le jour depuis quelques années à Athènes : il est question entre autres d’une équipe de football formée de sans-abri (dont l’un des membres est une femme noire nommée Orthodoxie !), ainsi que d’un magazine, Le radeau, rédigé par des SDF. Le narrateur-écrivain décide finalement de quitter Paris pour aller s’installer en Grèce. On le voit parcourir les lieux de la Ville Lumière qui ont compté pour lui, dans un ultime cheminement à la fois physique et mental aux allures de cérémonie d’adieu. 

Un des intérêts du livre réside dans le parallèle établi entre le naufrage d’un homme (Jean-Marc Roberts) et celui d’un pays (la Grèce), à la faveur d’une double méditation qui déploie un jeu d’écho subtil entre les deux situations. Déstabilisé par l’effondrement de ses repères, le narrateur est amené à questionner sa propre condition d’homme sujet à des ennuis de santé et des pertes de mémoire. « Les trous de mémoire sont des gouffres qui peuvent vous engloutir tout entier », dit-il en commentant l’oubli du mot « clarinette » dans ses deux langues. La mémoire le trahit en même temps que s’écroulent son ami et son pays natal.

La langue, justement, occupe une place centrale dans le livre. Le narrateur analyse son rapport aux deux langues grecque et française : il les compare, se livre à des considérations étymologiques sur les mots français d’origine grecque, évoque les difficultés afférentes à la traduction qu’il pratique régulièrement. Dans le même ordre d’idées, il précise que son roman aurait dû être écrit en grec mais que la langue de Molière s’est imposée à lui quand il a renoncé à son projet initial (consacrer un livre à la crise grecque et à la mémoire) pour composer un « tombeau » en hommage à son ami-éditeur. Pouvait-il s’adresser à Jean-Marc Roberts autrement qu’en français ?

Un autre enjeu majeur de La clarinette, lié au précédent, est celui de l’écriture. Il se manifeste à travers les nombreux commentaires du narrateur sur ses propres livres et ceux de Jean-Marc Roberts, Constantin Cavafy, Yorgos Théotokas, François Bott, etc. Le même enjeu littéraire se profile derrière les réflexions récurrentes sur le texte en cours et les problèmes de genèse qu’il pose, sans oublier les observations relatives à la question du genre illustrée par l’ouvrage : La clarinette est en effet un livre inclassable qui tient à la fois du roman, de l’autofiction, de l’autobiographie et de l’essai. « J’ai toujours pensé que les récits autobiographiques comportaient autant de mensonges que les œuvres de fiction, écrit Alexakis avec malice. C’est vrai des miens, en tout cas, que j’intitule romans pour la bonne raison que je mens tout le temps, comme dans la vie ». De fait le narrateur s’amuse à brouiller les pistes en mêlant réalité et fiction. On le surprend qui masque certains noms sous des pseudonymes, qui donne de fausses dates, faisant mourir Gilbert Bécaud le 11 septembre 2001 par exemple, alors que le chanteur est décédé le 18 décembre de la même année.

Ce qui frappe également dans ce livre, c’est l’abondance des faits anodins rapportés par le narrateur. Certes, on trouve dans La clarinette des scènes fortes et significatives, comme la rencontre avec la sœur centenaire d’un écrivain grec, ou l’ultime visite à Roberts dans sa chambre d’hôpital, quand le narrateur devine la mort de son ami à un simple détail : « C’est la disparition de tes pantoufles, mon cher, qui m’a révélé que tu ne dormais pas. » Mais il y a aussi nombre d’épisodes qui peuvent sembler futiles à première vue, comme lorsque le narrateur évoque la petite poussière sur sa page blanche, ou qu’il scrute les gouttes d’eau tombées par terre, les comparant à des pièces de monnaie selon leur taille. Le lecteur se trouve englouti dans ce vertige du minuscule nourri d’énumérations et d’accumulations. Le narrateur le reconnaît du reste en se demandant avec une bonne dose d’autodérision : « Serais-je en passe de devenir bavard ? (…) Finirai-je ma vie par une très longue allocution, en espérant que la Mort, écœurée par ma loquacité, quittera les lieux avant que j’aie terminé ? » Interrogation capitale, car c’est bien là ce qui motive la démarche de Vassilis Alexakis dans La clarinette : retenir la vie quand la mort, irrésistiblement, vous aspire.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
La clarinette de Vassilis Alexakis, Seuil, 2015, 350 p.
 
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