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Roman
Umberto Eco, hier, aujourd'hui, demain


Par Josyane Savigneau
2015 - 06
Il faut certainement être un peu masochiste, si l’on est journaliste, pour lire avec passion et une trouble jubilation le dernier roman d’Umberto Eco, Numéro zéro. Car sous couvert de la préparation du numéro zéro d’un nouveau quotidien et d’une enquête sur la possible survie de Mussolini après la Deuxième Guerre mondiale –?qui aboutira à un assassinat?–, c’est à un pamphlet dévastateur et lucide sur ce que devient la presse que se livre Eco.

Entre le supposé rédacteur en chef du journal et celui qui s’est employé à «?être le journaliste qui va à la chasse au complot?», se joue toute une comédie journalistique dont le comique cache le tragique. En réalité, il s’agit de faire un livre, les mémoires d’un journaliste, «?le récit d’une année de travail pour préparer un quotidien qui ne sortira jamais. D’ailleurs le titre du journal devrait être Domani, “demain”, on dirait une devise pour nos gouvernements, on en parle demain. Donc le livre devra s’intituler Domani?: ieri – “demain?: hier”, pas mal, non???»

Tout se passe entre le 6 avril 1992 et le 6 juin de la même année. En un temps où un rédacteur en chef peut doctement expliquer que «?les téléphones portables, ça ne va pas durer. Primo, ils coûtent les yeux de la tête et rares sont ceux qui ont les moyens. Secundo, les gens s’apercevront d’ici peu qu’il n’est pas indispensable de téléphoner à tout le monde et n’importe quand, ils regretteront les conversations privées, en tête à tête, et à la fin du mois, ils recevront une facture exorbitante. C’est une mode qui durera un an ou deux au maximum?». Vingt trois ans plus tard on sait ce qu’il en est.

Outre ce bel exemple d’absence d’anticipation du devenir d’une société, tout y passe de ce qu’il faut bien appeler la mort de la presse libre. D’abord le fait de biaiser les informations pour ne pas déplaire à «?l’actionnaire de référence?». Ensuite ce qui est la plaie des journaux, de plus en plus?: aller au devant de ce qu’on suppose être le désir du lecteur, alors que tous les grands journaux se sont construits naguère sur le désir et la passion de ceux qui les faisaient. Et les lecteurs ont suivi. Dans Numéro zéro, quand un journaliste s’étonne des expressions emphatiques qu’on lui demande d’employer, il s’entend dire qu’elles sont indispensables pour que le lecteur comprenne, «?il y est habitué, tous les journaux s’en servent?». En effet, tous les journaux tendent à se ressembler, sans s’interroger pour savoir s’ils ne courent pas ainsi à leur perte.

Reste une question qui agite aussi la presse contemporaine?: le journalisme d’investigation est-il une sorte de délire paranoïaque?? Tous les indices que Braggadocio donne sur Mussolini, sur le cadavre qu’on aurait fait passer pour lui, ce qui lui aurait permis de fuir et d’échapper à la mort semblent bien le confirmer. Le narrateur de Numéro zéro se demande si Braggadocio n’est pas un «?génial conteur de feuilleton?» qui distille une sorte de roman à épisodes. Mais voilà qu’il est assassiné. C’est là que Eco, qui est tout sauf naïf, demande à son lecteur d’être imaginatif, et de penser la complexité. Comment démêler le vrai du faux?? En principe les journaux devraient y aider. Mais est-il encore temps de réagir, de faire cesser leur complicité avec l’empire du faux?? Eco se garde bien de donner la réponse.


 
 
Illustration de José Correa pour L’Orient LittÃ
C’est à un pamphlet dévastateur et lucide sur ce que devient la presse que se livre Eco.
 
BIBLIOGRAPHIE
Numéro zéro de Umberto Eco, traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, Grasset, 2015, 220 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166