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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Une intrigue victorienne selon les astres


Par Tarek Abi Samra
2015 - 05
Qu’attendons-nous au juste d’un roman ? Un récit divertissant ? Une intrigue ficelée à la perfection ? Une construction formelle sans faille ? Un style travaillé et fluide ? Ou des questionnements métafictionnels sur le genre romanesque en soi ? Et que dire d’un ouvrage qui englobe tous ces éléments, mais laisse l’impression que quelque chose d’essentiel lui manque ? Tel est le cas des Luminaires, second roman de la Néo-Zélandaise Eleanor Catton, qui lui a valu le Man Booker Prize 2013 à l’âge record de 28 ans.

Le 27 janvier 1866, Walter Moody, jeune Écossais décidé à faire fortune, débarque à Hokitika, petite ville néo-zélandaise réputée pour ses gisements d’or. Il pénètre dans le salon d’un hôtel et tombe au milieu d’une assemblée suspecte. Douze hommes sont en pleine réunion secrète afin d’élucider des incidents bizarres survenus deux semaines auparavant : une prostitué a tenté de se suicider, un riche prospecteur d’or a disparu et un ivrogne est retrouvé mort dans sa maison. 

Tout au long des quatre cents pages qui forment la première partie du roman, l’un des membres de cette assemblée résume à l’intention de Moody les échanges qui viennent d’avoir lieu entre les douze hommes, et qui ont trait aux circonstances ayant précédé et suivi les trois incidents étranges. Cette époustouflante récapitulation une fois achevée, on se retrouve au point de départ : dans le salon du même hôtel, à peine quelque heures après le début du récit et l’arrivée de Moody à Hokitika. Ce dernier, fasciné par ce qu’il vient d’entendre, fera désormais partie intégrante de cette assemblée secrète qui tentera de résoudre les trois mystères. 
Se suivent alors onze parties de plus en plus brèves, la dernière ne dépassant pas une page et demie. L’action s’accélère progressivement, nous dévoilant des intrigues enchevêtrées où trahisons, vengeances, cocuages et découvertes de trésors sont au rendez-vous. Finalement, le livre se termine par un deuxième retour en arrière relatant les événements ayant précédé d’une année le début du récit. L’histoire revient derechef à son point de départ et se clôt en une seconde boucle, tel un serpent se dévorant lui-même – ou plutôt, tel les corps célestes parcourant indéfiniment leur orbite.

Cette dernière comparaison n’est pas fortuite puisque Les luminaires emprunte l’essentiel de sa structure à l’astrologie. En effet, à chacun des personnages est attribué un signe astrologique qui détermine à priori son caractère de même que ses interactions avec les autres protagonistes. De plus, Eleanor Catton affirme avoir construit son intrigue en se basant sur les configurations des planètes telles qu’elles auraient été visibles dans le ciel de Hokitika durant la période comprise entre les années 1864 et 1866.
Cette contrainte structurelle exorbitante que l’auteure s’est imposée pour des raisons obscures – elle-même dit ne pas croire à l’astrologie –, ne se manifeste dans le corps du texte que par les titres des chapitres et les diagrammes astrologiques à la tête de chaque partie. Elle demeure sans véritable conséquence pour le lecteur non versé dans cette science occulte. Mais une autre contrainte formelle est tout sauf invisible : l’ouvrage dans sa totalité est en effet un pastiche des romans victoriens du XIXe siècle ; pastiche très réussi d’ailleurs, où vocabulaire, style, dialogues, intrigue échevelée et caractérisation des personnages se confondent avec ceux du modèle original. 

Les luminaires est un roman monstrueux. De par son volume d’abord : un peu moins de mille pages. Mais surtout de par son ambition : faire couler une sorte d’expérimentation gratuite et poussée à l’extrême – la structure astrologique – dans le moule très classique du roman victorien ; et ceci sans aucunement sacrifier la fluidité et le plaisir de la lecture, ni l’intelligibilité de l’intrigue. Catton tient ce pari jusqu’au bout : son livre n’est jamais ennuyeux et l’intrigue, malgré maintes circonvolutions, demeure claire jusqu’à la toute dernière page, où elle est résolue. 

Pourtant, quelque chose de crucial manque : les personnages semblent privés d’une intériorité qui les anime et donnent l’impression d’être les rouages d’une machine fonctionnant à merveille, plutôt que des créatures en chair et en os ; Hokitika ressemble plus à un décor de théâtre qu’à une ville réelle. On se prend à se demander si Catton, tout occupée qu’elle est à satisfaire les exigences formelles qu’elle s’est imposées, n’a pas oublié d’insuffler la vie à son monde imaginaire. Le résultat – un tour de force  – est un récit divertissant, admirablement bien construit et dont l’architecture étonne, mais qui laisse, une fois la lecture terminée, une sensation de vide. C’est toute la différence entre l’artisanat et l’art.


 
 
© Robert Catton
 
BIBLIOGRAPHIE
Les luminaires de Eleanor Catton, traduit de l’anglais par Erika Abrams, Buchet-Chastel, 2015, 992 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166