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C’est dans la langue que réside la vraie maison


Par Antoine Boulad
2015 - 05
C’est l’histoire de Jamil que raconte Salma Kojok dans La maison d'Afrique. Ce jeune homme de dix-neuf ans qui allait voir Saida pour la première fois quitte au début du siècle dernier son village de Zrariyé, pour se rendre à Beyrouth puis à Marseille et qui finit dans les colonies de l’Afrique occidentale française, le visa pour l’Amérique lui ayant été refusé. 

C’est l’histoire des milliers de Jamil qui découvrent le Beyrouth de 1912 et déjà le « sentiment de l’exil » dans la solitude d’un repas face à la mer. Beyrouth qu’ils abandonneront sans connaître la fin de l’histoire du Hakawati au Café el-Salam, des milliers de Jamil qui tournèrent le dos à celles qui leur « caressa la bouche la première fois ». 

C’est l’histoire de Jamil pour qui « tout commence par un cri », la mort de son fils au village lui montrant la voie du large, Jamil qui connaîtra, sur le bateau pour le Sénégal, l’amour fou, un don du crépuscule chaque jour renouvelé, avec l’épouse française d’un militaire, puis à Dakar les affres de la faim, la douleur raide qui court dans son estomac, ses aiguilles et ses insectes… 

C’est l’histoire des milliers de Jamil en Côte d’Ivoire qui finissent enfin par décrocher un boulot, les débuts du négoce grâce au soutien d’autres ressortissants de Jabel Amel, les négociations des récoltes d’arachide et mille autres aventures avant que la fortune ne commence à leur sourire.

C’est l’histoire de Jamil qui retourne au pays quasiment sur un brancard en admettant que c’est dans la langue que réside la vraie maison. 

C’est l’histoire des milliers de Jamil, des Gemayel, Taan, Fakhry, Achkar… qui refusent qu’on les enrôle dans l’armée française en guerre comme de vulgaires colons. 

C’est l’histoire de Jamil pour qui « partir vient de si profond dans ses entrailles qu’il est une expression de tout son être vivant, comme une urgence pour ne pas mourir ».
La maison d’Afrique est un ouvrage d’amour et d’exil que tous les émigrants et les fils d’émigrants auraient souhaité écrire pour retracer l’histoire particulière de leur famille mais aussi celle, plus générale, d’une époque qui s’étend d’avant la première guerre mondiale au lendemain de la Seconde et qu’aimeront découvrir tous les autres Libanais sur leurs frères de derrière les horizons.

L’écriture de Kojok est d’une grande limpidité et n’a d’équivalent que la douceur de son cours. On peut sans hésiter parler à son sujet d’écriture féminine. L’auteure opère de légers déplacements, des écarts de langue à peine perceptibles mais dont les effets sont poétiquement inversement proportionnels : « Il s’oublie dans ses pensées », « Elle dessina un léger sourire autour de ses yeux ». Ce sont des détournements et des glissements aussi ténus qu’efficaces, comme ces tournures en apparence anodines pour dire la nostalgie : « (…) ce nouveau venu qui portait encore l’odeur du pays », « les bruits inscrits dans son oreille antérieur », « Il lui vient dans la voix les comptines de son enfance »…

Écriture féminine par les bruits du monde qui emplissent son espace, mais également les odeurs ainsi que les couleurs ; féminine par tout l’attachement à la terre et au ciel de Zrariyé, à l’amour, à la mère, à la cuisine, au Sud, à ses bruissements et ses tremblements…


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
La maison d’Afrique de Salma Kojok, alphAbarre, 2015, 177 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166