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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Le malade malgré lui
Rencontre avec Arnon Grunberg, auteur-phare de la littérature néerlandaise contemporaine, autour de son dernier roman L’homme sans maladie où la logique naïve et idéaliste de son antihéros affronte les réalités violentes et impitoyables des politiques arabe et occidentale.

Par Ritta Baddoura
2015 - 04
Arnon Grunberg, né en 1971 à Amsterdam, vit à New York. Il connait un succès international dès son premier roman, Lundis bleus paru en 1994 (prix Anton Wachter du premier roman). En 2000, il reçoit le prix Ako (Goncourt néerlandais) pour Douleur fantôme. Auteur de nombreux romans, essais, nouvelles et reportages (il est chroniqueur pour une vingtaine de journaux dont The New York Times, Internazionale, Die Welt, Courrier International), Grunberg publie aussi sous le pseudonyme Marek van der Jagt, ce qui lui vaut pour la deuxième fois le prix Anton Wachter du premier roman pour Histoire de ma calvitie. Collectionnant les distinctions littéraires notamment néerlandaises et allemandes, Grunberg voit son œuvre traduite en vingt-neuf langues. 

L’homme sans maladie renouvelle les penchants de Grunberg pour l’iconoclasme, l’humour noir et la « logique d’exacerbation du pire » (E. Barnett, Les Inrocks). Cet homme est Samarandra Ambani, alias Sam, citoyen suisse dont le nom et le visage n’expriment que ses origines indiennes. Jeune architecte talentueux, obsédé par la propreté, l’ordre et la conviction que l’architecture œuvre pour le bien de l’humanité, Sam a une amie – « la femme la plus civilisée qu’il ait jamais connue » – et une sœur handicapée qu’il chérit et grâce à laquelle il mesure sa chance (qui est « son handicap caché ») d’être né sans maladie.

Le jour où il remporte un appel d’offre pour la construction d’un opéra à Bagdad, il croit dur comme fer au rêve du commanditaire du projet : « Si les Bagdadiens peuvent aller à l’opéra, nous saurons que nous avons gagné la guerre. » Sam se retrouve à l’aéroport de Bagdad avec une valise qui n’est pas la sienne, des gardes du corps douteux, et s’enlise dans une réalité dont les synonymes sont absurdité et horreur. Il échappe in extremis à la mort et est rapatrié en Suisse. À peine remis de ce passage infernal, il accepte de construire la Bibliothèque nationale de Dubaï. L’histoire (si terrible qu’elle devient farce noire) se répète et Sam se retrouve piégé tel un Candide Kafkaïen, soupçonné d’être un espion (ambiguïté entretenue par le roman). Loin du politiquement correct, Grunberg développe d’une langue sobre, évocatrice et tendue, l’absurdité qui pousse son roman jusqu’à l’ultime limite.

Comment est né ce roman ?

Je suis allé quatre fois en Irak à partir de 2008 en tant que reporter. C’est lors d’un voyage que j’ai eu l’idée d’écrire un roman sur un européen non miliaire qui irait en Irak. J’ai vu l’Irak en pleine reconstruction et discuté sur place avec plusieurs architectes de nationalités diverses. J’ai été surpris par leur ambition et me suis dit que personne au monde ne penserait que la littérature pourrait changer le monde, alors que les architectes pensent que l’architecture aurait une emprise sur lui. Cela a nourri mon roman : l’idée que le travail serait la base de l’identité et la raison d’être d’une personne, même dans des conditions extrêmes.

Vous évoquez dans vos interviews avoir voulu un protagoniste « normal ». Que représente la normalité du point de vue romanesque ?

Ce n’est pas facile d’inventer un personnage normal. Cela peut devenir vite ennuyeux pour le lecteur. Je me suis rendu compte que quand on décrit une personne normale, on se met très vite à décrire une maladie. Je suis parti de l’idée d’écrire un roman sur un jeune homme suisse d’origine indienne pour qui l’assimilation est importante. Il se sent plus suisse que les suisses : c’est cela être normal pour lui. Ce voyage en Irak va changer sa façon de percevoir la normalité. 

Votre roman conforterait une idée plutôt occidentale : l’occidental serait un être pacifiste et altruiste pris pour bouc émissaire par des individus issus de régions où règnent chaos et arbitraire…

J’ai adopté la perspective d’un jeune suisse qui ressemble à une personne indienne sans en être conscient. Il répète en prison : « Je suis suisse, je suis architecte, je suis ici pour aider le pays. » Il est pour ses geôliers le symbole de l’occident. Pour moi le mal n’est pas d’un côté ou d’un autre. Lorsqu’il est capturé, ses geôliers lui disent : « Nous faisons avec toi ce que les Américains ont fait avec nous. » La perspective occidentale contre celle du monde oriental est caricaturale et la relation entre ces deux mondes ressemble à celle entre deux personnes où l’autre devient le barbare. Le barbare n’est pas l’autre mais celui à l’intérieur de notre vie.
 
L’homme sans maladie serait-ce une allégorie de l’Occident ?

Ce serait un exemple plutôt qu’une allégorie. Les névroses sont communes en Europe, tout comme la croyance naïve, partagée avec les États-Unis, selon laquelle on peut mener sa vie sans influence ou conséquence politiques.

Les faits politiques réels explicitement évoqués dans le roman lui donnent une forte dimension politique et servent de tremplin à la trame sans que leur complexité ne soit parfois abordée. Cela affecte la cohérence du roman, du moins du point du vue d’un lecteur ayant une certaine connaissance du monde arabe.

Dans un roman, un écrivain essaie de faire autre chose que d’exprimer son opinion personnelle. La perspective de la globalisation est forte dans ce roman : le protagoniste pense que le monde entier est similaire à Zurich. Sa naïveté de croire qu’on peut aider les autres est aussi une ambition personnelle et comporte sa part d’égoïsme et de danger, à son échelle comme à celle des sociétés. Plus généralement, c’était évident que je ne pouvais raconter toute l’histoire du Moyen-Orient, mais je reste confiant qu’un lecteur du Moyen-Orient appréciera mon roman autant qu’un lecteur européen.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
L’homme sans maladie de Arnon Grunberg, traduit du néerlandais par Olivier Van Wersch-Cot, éditions Héloïse d’Ormesson, 2014, 256 p.
 
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