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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Denis le jour, la nuit Denise


Par Isabelle Ghanem
2015 - 04
Denis n’a pas de faux que les cils. Ce n’est pas sa double casquette professionnelle qui est en cause, mais sa propension naturelle à se fourrer dans des pétrins à la chaîne, et aussi parfois son manque de sentiments. Denis a pourtant épousé «?une Barbie grandeur nature, à l’âme irréprochable?». Elle était enceinte et Paul, son beau-père, une crapule organisée et dangereuse leur a un peu forcé la main. Mais si Hannah (qui finit par perdre le bébé) aime sincèrement Denis, si jamais la laideur qu’il veut lui montrer ne la décourage pas, lui avoue «?qu’il n’a pas une once d’amour à lui donner?», que c’était un arrangement et que ce qui l’émouvait à lui, c’était d’avoir un bureau à lui tout seul dans le grand appartement appartenant à la belle-famille.

On ne sait pas bien qui Denis aime, mais on sait qui il déteste?: le beau-père fou, mais aussi visiblement «?la vie sans bosses ni plaies?» qu’il trouve «?un peu fade?». Car quand Paul revient avec sa femme s’installer «?en dessous?» (dans l’immeuble qui lui appartient), les ennuis commencent, et Denis a l’art de s’y embourber. Paul fait chanter Denis, il le menace. Denis doit payer son loyer. Paul, comme le père de Denis, est impitoyable. Comble du sadisme, il charge Denis d’accompagner Robert, l’homme de main, «?pas particulièrement brutal?» mais avec qui «?le sang gicle à chaque fois?», un homme instinctif, dont l’amitié est aussi sincère que sa violence et qui finit par éprouver une véritable affection (un peu trop encombrante) pour Denis. Denis va pouvoir payer son loyer, mais il n’a plus le temps d’écrire. Alors il se dérobe et ment à Paul, couvert par Robert, que la vie de bar a achevé de décomplexer et qui rêve de figurer dans un des romans de Denis. Mais Denis n’est pas au bout de ses peines. Et c’est lui, qui, une fois de plus, va se jeter à corps perdu dans l’aventure?: Il veut consoler Veronica, sa belle-mère que Paul malmène. Une intervention qui se veut «?asexuée?», «?mais n’est-ce pas, admet le narrateur, dresser un rempart de cristal contre un bélier de bronze brut?»?? Certes il résiste au début, «?à celle qui l’étreint de plus en plus?», en «?gardant les mains en l’air?» … mais finit par se laisser entraîner. Paul est miraculeusement mis hors d’état de nuire par un coup sur la tête qui le laisse invalide. Denis est entre la mère et la fille. Et son jeu n’est pas très net. Comment tout cela va-t-il finir?? Les dieux sont avec Denis, comme elles l’ont été avec le personnage de Woody Allen dans Match Point où la balle finit par basculer du bon côté.

Bref, dans ce roman mené à la première personne par la voix de Denis, tout est question de limites. Même l’écrivain s’y met, avec humour, en malmenant notamment la ponctuation?: absence de transition entre les interlocuteurs, de guillemets… 

Si on peut ne pas se passionner pour le sujet de l’éternelle question identitaire, si on ne comprend pas toujours la raison d’un style trash et du voyage dans les tréfonds des âmes confuses ( même si à en croire Denis «?tout écrivain devrait pouvoir fouiller dans les beautés cachées et les horreurs cachées des âmes?»), on finit par saisir la construction irréprochable du roman, et le fil qui le traverse de bout en bout?: le jeu d’équilibre instable et sincère entre un destin et l’autre, «?une sensibilité corporelle et une autre?», un prénom et l’autre, le jour et la nuit, la mère et la fille, l’écrivain passionné et le critique impitoyable, le bien et le mal... Ici, comme le personnage principal, tout se dédouble et tout se tient, jusqu’au titre?: Chéri-chéri.


 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Chéri-chéri de Philippe Djian, Gallimard, 2014, 208 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166