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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Un rongeur entre Riyad et Portland


Par Jabbour Douaihy
2015 - 03
S’il faut prendre de la distance pour « remettre en ordre les cartes de son existence » et savoir affronter le vide de son avenir, eh bien Ghaleb, le héros narrateur du Castor de Mohammed Hasan Alwan, ne s’en prive pas. C’est dans l’Oregon américain, dans la ville pluvieuse de Portland, faisant semblant de pratiquer la pêche à la ligne sur les berges de la rivière Williamette que ce quadragénaire saoudien, célibataire très tôt endurci, débite son monologue en s’adressant à l’eau qui coule. En quarante petits chapitres selon le procédé du montage parallèle et une disposition thématique déjouant la chronologie, le récit s’engouffre à la fois dans les annales d’une famille d’origine rurale venue s’installer dans la ville saoudienne de Riyad et dans le quotidien de Ghaleb lui-même, cherchant aux États-Unis un sens à sa vie dans la fréquentation des ateliers de développement personnel, dans la consommation d’alcool ou en perpétuant avec des textos intermittents ou une nuit d’amour volée dans un hôtel de passage, une « affaire » avec Ghada, l’amie de jeunesse, mariée et habitant à Londres, relation qui s’avèrera en fin de compte « une chimère de sentiments naïfs tissés par l’absence ».

Mais pour tenir le fil conducteur de son histoire, pour précisément trouver un semblant d’« ordre » à ce chaos familial et sentimental et d’abord pour déclencher l’écriture ou la parole, le narrateur tombe sur un… animal qui lui semble à première vue familier. En effet, en observant longuement le castor qui est venu mettre son nez dans son panier de pêcheur, Ghaleb retrouve les incisives protubérantes de sa sœur Noura, le postérieur imposant de son autre sœur Badriyah, le regard implorant de sa mère et la cupidité de son père dans la manière dont ce rongeur semi-aquatique s’est pris pour lui arracher la datte de la main. L’image du père occupe d’ailleurs une première place dans l’évocation d’un univers familial saoudien rarement visité : c’est un homme difficile avec ses petites manies, ses deux mariages, sa brutalité physique dans le dressage de ses enfants et qui, pour finir, ne laissera presque rien après sa mort aux siens malgré ses prétentions à savoir gérer et fructifier ses avoirs. Bien sûr le délabrement des rapports fraternels ou paternels reste une caractéristique du microcosme ainsi que l’ampleur des frustrations sexuelles si bien résumées par l’irruption, un jour, de la belle Ghada dans la garçonnière de Ghaleb et ses amis à Riyad : « Le corps d’une femme entre (ses) murs était comme un objet métallique passant sous un portique dans un aéroport : le sifflement qu’il déclenchait était si strident qu’il aurait fait fuir les oiseaux et tous les animaux de la savane ». Mais c’est la métaphore du petit mammifère qui continue à être « filée » de page en page et avec laquelle est résumé le destin de cette famille d’égoïstes prétentieux : « Quand l’angoisse nous rongeait le foie, nous rongions tout le reste autour de nous (…) ; quand des étrangers se prenaient d’affection pour nous, nous leur volions leurs dattes et leur casse-croute. La seule chose que nous ne savions pas faire comme eux, c’était de nous intéresser les uns aux autres ». Même le sort mélancolique et final du héros est déchiffré en référence au rongeur des berges de la Williamette de Portland : « Un castor qui atteint la quarantaine sans avoir de barrage ni de petits castors est voué à la déprime et à l’ostracisme. »

Mohammed Hasan Alwan (auteur de quatre romans) est une voix originale qui met en scène avec un style juteux et enjoué une société saoudienne conservatrice avec ses contradictions, sa duplicité et surtout son manque d’amour. Le roman Le castor a figuré parmi les six finalistes du Prix international de la fiction arabe (2013). Reste à souligner que la traduction en français de Stéphanie Dujols a contribué à bien rythmer le récit et à rendre compréhensible, avec peu de notes de bas de page, toute l’ironie salvatrice du texte arabe.


 
 
D.R.
« Quand l’angoisse nous rongeait le foie, nous rongions tout le reste autour de nous. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166