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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Vaudeville palestinien


Par Jabbour Douaihy
2015 - 03
«Il mourut sans lui révéler le secret des cailloux?!?», ainsi débute le roman La cigogne qui va se clore sans qu’on sache le fin mot de l’histoire de ce grand-père, ancien soldat dans l’armée britannique et qui emportera plus d’un secret dans sa tombe après s’être accroché à la fin de sa vie à ses oliveraies, lui qui, en bon Palestinien, a toujours marché sur «?des frontières ambigües?». Tout au long de ce petit roman, c’est le non-dit et surtout la dérision qui servent comme technique narrative et comme arme de résistance. Dans la tradition de son compatriote Émile Habibi, l’auteur des Aventures extraordinaires de Saïd le peptimiste, Akram Musallam, romancier né en 1971 à Talfit près de Naplouse et dont un premier livre, L’histoire du scorpion qui ruisselait de sueur a déjà été traduit en français chez Sindbad/Actes Sud, tente avec succès de faire basculer l’humour noir dans le camp palestinien.

Le nom du personnage principal Laqlaq ou la cigogne, avec, en arabe, sa dimension d’onomatopée, prépare déjà le lecteur à une série à la fois peu sérieuse mais en même temps lourde de sens et d’allusions politiques. Le sobriquet lui fut trouvé par sa grand-mère en référence à sa taille, ses jambes «?grêles?», un long cou, des épaules tombantes et des bras filiformes… La fragilité de la constitution physique du héros est une image possible de son pays disloqué mais pas autant que le destin «?conjugal?» de ce photocopieur d’université, descendant d’une lignée de tailleurs de pierre et dont la plupart s’en retrouvèrent le dos voûté, qui a eu la petite idée d’aller chercher une femme, une bonne Palestinienne comme lui, à Amman, de l’autre côté du Jourdain. Aussitôt marié, la cigogne revient en Cisjordanie occupée pour préparer l’arrivée de son épouse, mais la suite de la mésaventure illustre bien l’ordinaire d’un drame quotidien?: «?La faire venir lui était interdit par la loi. Car bien que Palestinienne, elle était née hors des frontières, et bien que son père fût de ceux qui avaient vécu à l’intérieur desdites frontières, il s’était absenté du pays pendant quatre ans sans y revenir pour établir sa présence, en vertu de quoi il avait perdu, non sa nationalité, mais son droit à revenir dans son pays.?»

L’occupant israélien si présent dans la vie des Palestiniens est quasiment invisible dans cette fiction, presque jamais nommé dans le roman de Musallam, à l’image de la «?vitre teintée?» sur le pont Allenby qu’il faut regarder pour connaître le verdict et «?qui vous empêche de quitter votre pays?»?: une «?absence?» qui voyait tout?!

Par ailleurs, la vie du personnage central avec sa grand-mère et sa commère de voisine diseuse de bonne aventure, permet au narrateur de remonter le fil des souvenirs et le cours d’une histoire où a toujours dominé le thème des frontières et où la séparation prend la forme d’objets, de lignes ou de couleurs?: «?une grille, des barbelés, un rideau, un fleuve grisâtre, une ceinture rouge, un couloir aimanté dans une salle de classe, une vitre énigmatique au pont Allenby, une paire de lunettes entre deux seins bien arrondis…?»

Toute l’histoire et l’actualité de la question palestinienne sont là dans cette histoire de petites gens où l’héroïsme consiste pour un chauffeur de taxi à ne jamais prendre un passager quittant la Palestine ou, pour la cigogne, à se présenter au poste-frontière juste pour contraindre les Israéliens à lui refuser une fois de plus le passage?!


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
La cigogne de Akram Musallam, traduit de l’arabe (Palestine) par Stéphanie Dujols, Actes Sud, 2015, 128 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166