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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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La visite de Zokak el-Blat par un cadavre


Par Tarek Abi Samra
2015 - 03
Une rumeur circule qu’on lui avait enfoncé un bâton de dynamite dans la bouche. Son cadavre a été retrouvé l’on ne sait où dans le quartier – le haut du corps : une purée de viande répandue sur le sol.

Cet incident sanglant, l’enlèvement et le meurtre du prédicateur protestant Jamil el-Saffouri durant les premières années de la guerre civile libanaise, revient avec une insistance obsessionnelle tout au long de Sur les traces d’un cadavre (Iqtifa’ Athar) du poète et écrivain Fadi Tofeili. Dans ce recueil de récits autobiographiques, l’auteur parle rarement de lui-même ; il préfère plutôt décrire quelques quartiers populaires beyrouthins qu’il a connus intimement, et brosse leurs portraits comme s’il s’agissait de personnes humaines.

Délaissant leur rôle traditionnel comme cadre d’un récit, les lieux de la ville, sous la plume de Tofeili, émergent de leur sommeil inoffensif et se transforment en des créatures autonomes et monstrueuses. On assiste, par exemple, à l’essor et au déclin de Zokak el-Blat comme si quelqu’un, après avoir filmé sans interruption ce quartier de Beyrouth-Ouest durant plus d’un siècle et demi, en projetait ensuite les images en accéléré. Une vie nous est ainsi racontée, celle d’un quartier d’abord riche et opulent, habité par de grandes familles bourgeoises qui ont déserté ultérieurement leurs palais, cédant progressivement la place à des groupes minoritaires tels que protestants et arméniens, chassés à leur tour lors des épurations confessionnelles de la guerre civile. Zokak el-Blat, avec ses palais délabrés et ses maisons en ruines, devint alors une scène libre pour les agissements des miliciens. 

La précision minutieuse de l’écriture de Tofeili, l’élégance de ses phrases parfois lourdes à force de longueurs, pourraient faire croire à une sorte de détachement de sa part, comme s’il adoptait l’attitude d’un anthropologue étudiant les interactions entre l’homme et son milieu urbain. Ceci n’est d’ailleurs pas totalement erroné car il nous fait souvent pressentir la relation organique qui s’établit entre les groupements humains et leur environnement citadin ; comme dans son récit sur l’apparition, aux environs de la banlieue sud de Beyrouth, d’un nouveau cimetière chiite rendu nécessaire par les tueries de la guerre civile et qui contribua à enraciner les membres de cette communauté dans la ville. Pourtant, sous cette objectivité apparente, cette froideur de façade, le rapport de l’auteur aux lieux évoqués demeure hautement subjectif, viscéral même, car lié à tout jamais au cadavre disparu de son professeur à l’École Évangélique de Zokak el-Blat, le prédicateur protestant Jamil el-Saffouri. 

« Le cadavre dépecé de cet homme, que je n’ai jamais vu, est devenu à mes yeux, et dans mes rêves éveillés, Zokak el-Blat lui-même. » Personne n’a vu le corps, personne ne connaît l’identité des kidnappeurs ni les détails du meurtre ; mais on sait ce que rapportent les journaux à propos de la partie supérieure déchiquetée du cadavre, et l’on n’ignore point le motif du crime, motif si évident que personne ne prend la peine de formuler : faire comprendre aux protestants qu’ils doivent quitter le quartier.

La méconnaissance du lieu où le cadavre de son professeur avait été retrouvé fut vécue par Tofeili comme « un péché originel » et il devint obsédé par la recherche de ce site dans l’espoir d’exorciser sa culpabilité. Mais puisque chaque recoin du quartier pouvait être le lieu en question, le corps morcelé du prédicateur se dispersa dans toutes les directions et recouvra, dans l’imaginaire de l’écrivain, la totalité de Zokak el-Blat. Ainsi naquit sa curiosité à propos de son quartier d’enfance, curiosité couplée à une sorte de sensibilité macabre, qui s’élargirait plus tard à une multitude d’autres endroits de la ville et permettrait à l’auteur de détecter partout les traces du passé, de la putréfaction et de la mort. Ces traces, omniprésentes dans Beyrouth, sont impossibles à voiler pour qui sait les voir.


 
 
D.R.
Les lieux de la ville, sous la plume de Tofeili, émergent de leur sommeil inoffensif et se transforment en des créatures autonomes et monstrueuses.
 
 
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