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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman



Par Katia Ghosn
2015 - 03
Naguib Mahfouz (1911-2006) résume à lui seul l’évolution du roman arabe moderne. Etalée sur un demi-siècle (1939-1996), son œuvre enracine le genre romanesque dans la langue arabe. L’auteur ne connaît cependant la renommée qu’après la publication de sa Trilogie (Bayn el-qasrayn, 1956/ Qasr el-shawq, 1957/ Al-Sukkariyya, 1957). Les fils de la Médina (Awl?d h?ratina, 1959) fait scandale pour avoir établi un parallèle entre l’histoire sociale d’un quartier du Caire et l’histoire religieuse monothéiste de l’humanité. Interdit par l’Université al-Azhar, il ne paraîtra qu’en 1967, à Beyrouth. La consécration du prix Nobel en 1988 lui ouvre l’accès au champ littéraire international. Jusqu’à cette date, il avait 5 ou 6 titres traduits en français et autant en anglais. Depuis, leur nombre – seulement en français – s’est élevé à une trentaine d’ouvrages. Afr?h el-qubba (1981), publié tout récemment par Actes Sud et L’Orient des Livres sous le titre Les noces du palais, vient parachever cette évolution. La belle traduction de France Meyer réussit à rendre la richesse du texte original, la langue vive des dialogues, l’ironie des images nourrie d’esprit populaire et à recréer les particularités d’une culture avec sa vie quotidienne, ses mœurs, ses mutations sociales… 

«?Les noces du palais?» est aussi le titre de la pièce de théâtre écrite par l’un des protagonistes du roman, Abbas Karam Younis, un jeune homme vertueux, idéaliste, qui rêve d’être dramaturge. Contrairement à ses autres pièces, rejetées en raison d’un manque de créativité que seule une vraie immersion dans la vie peut faire germer, celle-là est un triomphe. Elle a pour scène la maison malfamée située dans le vieux quartier fatimide du Caire où Abbas a vécu avec ses parents, Karam Younis et Halima al-Kabsh, et relate les événements qui s’y sont déroulés culminant avec la mort de Tahiyya, l’actrice qu’il avait arrachée aux mains de l’acteur cynique Tariq Ramadan puis épousée malgré qu’elle soit de dix ans sa cadette. Dans la pièce, Abbas est celui qui tue Tahiyya et dénonce les activités illicites de la vieille maison entraînant l’emprisonnement de ses parents. 

Cette mise en abyme s’enrichit d’un discours métafictionnel qui interroge les rapports de la fiction au réel, engageant par là une tendance fortement exploitée par les auteurs contemporains. Tariq Ramadan voit dans le théâtre le miroir de la réalité et la preuve indubitable de la culpabilité d’Abbas. Le réalisateur le somme d’oublier la réalité et de vivre dans la pièce?: «?Cette pièce de théâtre est une pièce de théâtre, et rien de plus?». Karam et Halima ne se reconnaissent pas dans le portrait peu flatteur renvoyé par leur fils, se protègent derrière la prétendue séparation rigide entre fiction et réalité, ce qui ne leur épargne pas les tourments du doute. Qu’en est-il de la vérité??

Le roman, fidèle au réalisme critique, est construit selon la même stratégie que Miram?r (1968). Quatre personnages différents, Tariq Ramadan, Karam Younis, Halima al-Kabsh et Abbas Karam Younis, narrent la même histoire selon chacun sa propre perspective. Privée de parole, Tahiyya est omniprésente. La reconstitution finale des événements par Abbas rompt l’intention polyphonique initiale du roman et redonne l’autorité à l’instance narrative.

Comme dans ses autres romans, Mahfouz livre sa vision du destin individuel qui recoupe celui de l’Histoire?: «?-Je ne t’aurai jamais imaginé en amoureux transi?! dit-il. -Et as-tu pensé un seul jour qu’on traverserait le canal et qu’on gagnerait la guerre???» La disparition d’Abbas «?n’est pas un suicide. C’est le destin de la nouvelle génération dans sa lutte pour le salut?!?» L’effet corrosif du temps y est prégnant?: «?Où est passée cette douceur?? Ah, si on pouvait remonter le temps comme on rebrousse chemin?!?», se lamente Karam. Halima n’en pense pas moins?: «?Pourquoi n’enregistrons-nous pas les moments heureux pour garder la preuve qu’ils ont bien existé???» À la dimension tragique du temps s’ajoute une vision plus optimiste?; le temps est également synonyme d’énergie, de guérison et d’espoir comme en témoigne la résurrection finale d’Abbas?: «?Ce qui compte désormais, c’est d’avancer. Advienne que pourra.?» Mahfouz lui-même, poignardé en 1994 par un fondamentaliste, n’a-t-il pas persisté à penser que «?du mal peut naître le bien?»??

C’est le sens induit d’ailleurs par le titre. Le directeur de la compagnie de théâtre Sarhan al-Hilali l’a compris et ne manque pas de révéler sa pensée à Abbas?: «?C’est une fable moraliste. Tu y encenses la vertu malgré la prolifération de la vermine. Et le mot palais se veut sarcastique, comme quand on prénomme Claire ou Blanche une esclave noire.?»
 
La lecture du roman de Mahfouz suscite le même enthousiasme éprouvé par le directeur de la troupe?: «?Enfin, une vraie pièce de théâtre?! Excellente, effrayante et pertinente?!?»


 
 
D.R.
Mahfouz livre sa vision du destin individuel qui recoupe celui de l’Histoire
 
BIBLIOGRAPHIE
Les noces du palais de Naguib Mahfouz, traduit de l’arabe (Égypte) par France Meyer, Actes Sud/L’Orient des Livres, 2015, 176 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166