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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Une vie de lumière
Résistant déporté à Buchenwald, romancier contrarié en France, enseignant en Amérique, auteur du best-seller Et la lumière fut, Lusseyran a une vie de famille compliquée et un destin tragique. Il est aveugle depuis l'âge de 8 ans.

Par Jean-Noël Pancrazi
2015 - 02
Jérôme Garcin aime les êtres droits dans l'existence, dans l'Histoire. Jacques Lusseyran, qui est le sujet de son nouveau livre, en est l'exemple. Jacques Lusseyran était aveugle. Il l'est devenu à la suite d un accident. C'était le 3 mai 1932, il avait huit ans ; un camarade l'a bousculé très rudement, il est tombé, une branche de ses lunettes a percé l'œil droit et l'a arraché. L'œil gauche s'est éteint à son tour. Un autre enfant aurait pu être terrassé, anéanti pour toujours. Or, au bout de quelques jours d'un noir absolu, Jacques Lusseyran éprouve un surprenant bonheur. Il découvre une autre lumière que celle du monde autour : la lumière intérieure. Son regard s'oriente vers le dedans ; ses yeux ne sont pas fermés, « ils sont seulement renversés ». Ce courage secret, cette transformation intime, cette décision inouïe de ne pas se plaindre, mais, au contraire, de s'enchanter de ce qu'on pourrait considérer comme un malheur irrémédiable sidèrent Garcin. Mais Garcin n'en reste pas à sa stupeur ; il entreprend, dans ce livre admirable d'empathie et d'intensité généreuse, soutenu par un style précis et fervent, à la fois plein de grâce et de minutie, de comprendre, d’épouser ce qu'a pu vivre, ressentir Jacques Lusseyran. Dans son enfance d'abord où, pendant ses étés sans yeux, tel un petit prince « rayonnant et sombre », il invente pour ses camarades, des contes, des légendes qui les émerveillent ; il explore la nature, la campagne familiale autour de Juvardeil en se laissant guider par les sons, fait « amitié avec le paysage ». Dans son adolescence ensuite où, amené par son père au concert, il imagine l'orchestre comme « un arc en ciel où le vert clair du hautbois ajoute au jaune feu du violon ». Il entend au théâtre les voix comme personne, peut décrire, même s'il ne les voit pas, les pas et les gestes des personnages sur scène. Mais ce qui suscite le plus l'admiration de Garcin, c'est l'engagement spontané, absolu de Jacques Lusseyran, âgé de seize ans, au moment de la guerre et de l'occupation. La liberté est pour Lusseyran « la lumière de l'âme ». Il veut la défendre, l'illustrer coûte que coûte. Il réunit dans l'appartement de ses parents du boulevard de Port Royal, des dizaines de jeunes qui entrent en résistance et décident de s'appeler les « volontaires de la liberté ». Il organise le combat, recrute les résistants, sait d'emblée distinguer « le brave du lâche, le téméraire de l'indécis », devient le cerveau du mouvement. Il est admis au comité directeur du journal Défense de la France, distribué en pleine rue, face à l'ennemi. La répression allemande arrive bien sûr. On sent chez Garcin une complicité bouleversée, une ferveur solidaire, qui nous gagne à notre tour, quand il évoque les dernières lettres, les derniers mots envoyés par les résistants sur le point d'être fusillés à leurs proches qu'ils encouragent à vivre et à aimer sans eux. À la suite d'une dénonciation, Lusseyran est arrêté par la Gestapo, emprisonné puis déporté à Buchenwald. Ce sont les pages les plus étonnantes, les plus singulières où Garcin raconte comment Lusseyran, devenu le matricule 41978 et enfermé dans le block des invalides, tient au milieu de l'horreur en gagnant un « refuge en lui », en rejoignant les couleurs enfantines que le Mal ne réussit pas à éteindre. L'illumination intime l'emporte sur toute la noirceur du monde. « J'ai appris ici à aimer la vie », dira-t-il. Il ne cherche pas de sanctification, de récompense, d'honneur à son retour. Il se retire au contraire, éprouve une immense lassitude, s'étonne de l'indifférence d'une France qui lui attribue à nouveau, malgré tous ses combats debout, le statut d'invalide et lui refuse toujours, parce qu'il est aveugle, de se présenter au concours de l'École Normale Supérieure. Commence une longue période de dépression, de perte de foi en lui-même et en l'univers. Jérôme Garcin n'élude rien de cette période où la lumière semble disparaître. Il suit, scrute, avec une grande honnêteté attristée, les trajets hasardeux, les dérives de Lusseyran, sa soumission étrange à Georges Bonnet, cette sorte de gourou, fondateur du groupe unitiste, censé le faire renaître et ne lui apportant que de fausses lumières ; l'irrégularité de sa vie amoureuse, l'enchaînement des mariages, des liaisons, des passions parfois dangereuses – celle avec Toni Machlup, une étudiante de l'université de Cleveland qui l'a obligé à quitter les États-Unis où il enseignait la littérature avec bonheur et connaissait une parenthèse enchantée. Il mourra avec elle d'un accident de voiture sur une route de France en 1971. Jacques Lusseyran aura-t-il été heureux dans son écriture ? Peut-être. Il ne n'a jamais cessé d’écrire malgré tous les manuscrits qu'on lui refusait parce qu'on lui demandait sans doute de rester un « homme très ancien », un rescapé. Pour Garcin, il demeure l'auteur d'un livre capital, Et la lumière fut, et d'autres livres, aujourd'hui ignorés, tels que Le puits ouvert ou Douce, trop douce Amérique. Garcin les met en lumière, en démontre les qualités, nous appelle à les découvrir et à les lire : un auteur tend la main à un autre auteur à travers les années ; on a rarement vu un tel geste d’altruisme littéraire et humain. Il écrit qu'il ne reste pas grand chose de la vie brève de Jacques Lusseyran. Si ; il restera le livre que Jérôme Garcin lui consacre aujourd'hui, ce livre impeccable et droit, noble et empreint d'une merveilleuse fraternité.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Le voyant de Jérôme Garcin, Gallimard, 2014, 185 p.
 
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