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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Errances perpétuelles


Par Tarek Abi Samra
2015 - 01
Difficile de définir Chaza Charafeddine : après avoir pratiqué et enseigné la danse eurythmique en Suisse, puis participé à l’organisation d’événements culturels et artistiques à Berlin, elle est revenue s’installer au Liban en 2006 où elle travaille actuellement comme artiste (collage et photographie) et écrivaine (Flashback, récit autobiographique publié en 2012). Cette transition permanente entre lieux et métiers semble se refléter dans son second ouvrage Une valise à peine visible, un recueil de treize nouvelles récemment paru chez Dar el-Saqi.

Dans ces récits qui ont Berlin pour cadre, un même personnage anonyme revient fréquemment, parfois comme protagoniste, d’autre fois comme simple narrateur qui observe de loin, et dont le profil se dessine progressivement au fil de la lecture. Il s’agit d’une femme libanaise qui représente probablement l’auteur elle-même. Toujours prête à faire et défaire son unique valise, elle se déplace constamment entre Beyrouth et Berlin, indécise où résider définitivement ; elle a souvent quelques difficultés financières, est à l’affût de petits boulots et ne sait précisément ni ce qu’elle fait dans la vie, ni ce qu’elle voudrait être plus tard. Dans la nouvelle intitulée « Un rêve dévorant une main », qui condense brillamment, en quelques pages, toute une psychothérapie de plusieurs années, on la retrouve dans un de ses moments de faiblesse où elle souhaite être capable de se définir clairement comme tout le monde et pouvoir se présenter aux autres comme une employée de banque par exemple.

Mais Charafeddine ne s’intéresse pas uniquement à cette femme ; elle s’attarde aussi sur un échantillon de personnages berlinois, presque tous des marginaux qui, comme l’alter ego de l’auteur, sont dans une période d’instabilité et de changement existentiels. C’est le cas de l’héroïne du « Récipient de la peur » qui doit simultanément subir une opération d’avortement et se séparer de son mari, et qui rêve, sous anesthésie, des premiers temps de sa vie à Berlin, de son incapacité à se libérer d’une vie conjugale qui l’étouffe, et des accidents de voiture ayant précédé les grands bouleversements de son existence. « Cents marches d’escalier et une sacoche de couteaux » explore cette thématique de la transition d’une manière plus littérale : Pétra est en train de déménager avec l’aide de ses amis ; essoufflés, ils sont tous assis par terre entre les cartons et les valises qu’ils ont dû transporter par l’escalier. Quelqu’un d’assoiffé s’énerve parce que Pétra n’a pas pensé à acheter des bières, ce qui déclenche des disputes entre les membres de cette bande d’anciens amis. De vieilles rancœurs remontent alors à la surface. Ils s’en vont tous, un par un, et Pétra, restée seule dans son nouvel appartement, pense amèrement que ses amis l’ont trahie. 

Ces moments de transition dont parle la majorité des nouvelles ne sont ni brefs ni passagers, mais lents, voire figés et sclérosés, à l’image d’un Berlin souvent décrit par Charafeddine comme ayant un effet anesthésique sur certains de ses habitants, qui se sentent arrivés au bout du monde et ne savent plus où aller. C’est par exemple le cas de Philip dans « Berlin, visites tardives », ancien danseur qui rêve de changer le monde tout en fumant du hachisch à longueur de journée, et passe son temps à lire Marx, Nietzsche et Foucault pour les maudire ensuite parce qu’ils ont échoué à transformer la société. « Il aime Berlin, elle lui fait oublier qu’il ne fait rien dans sa vie ; nombreux sont ses semblables ici. »

Effectivement, à l’instar de Philip, les personnages qui peuplent ce livre se sont fixés sur une période de leur vie qui, en principe, n’aurait dû être que transitoire ; ils errent spirituellement à la recherche de quelque chose dont ils ignorent la nature. Ces phases d’errance, malgré l’angoisse qu’elles génèrent, sont rendues avec beaucoup de tendresse et d’humour par l’auteur, qui nous indique que les moments d’égarement sont parfois les plus propices à la découverte de soi-même. Cette forte unité thématique des nouvelles permet de lire ce recueil comme un véritable roman.


 
 
D.R.
Charafeddine s’attarde sur un échantillon de personnages berlinois dans une période d’instabilité et de changement existentiels.
 
BIBLIOGRAPHIE
Une valise à peine visible (hakiba bel kad tura) de Chaza Charafeddine, Dar el-Saqi, 2015, 138 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166