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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Aux portes du Nouveau Monde


Par Ramy Zein
2015 - 01
Pendant soixante-deux ans, entre 1892 et 1954, des millions d’immigrés ont transité par Ellis Island avant de rallier Manhattan et le Nouveau monde. L’île n’a pas seulement joué un rôle important dans l’histoire moderne des États-Unis?; elle est devenue une partie intégrante du mythe américain. La romancière Gaëlle Josse, auteure remarquée des Heures silencieuses (2011) et de Nos vies désaccordées (2012), donne la parole au «?dernier gardien d’Ellis Island?», John Mitchell, personnage imaginaire dont le témoignage jette un éclairage instructif sur ce haut lieu de l’immigration. Le texte est écrit sous la forme d’un journal étalé sur neuf jours, du 3 au 12 novembre 1954, date de la fermeture officielle du centre. Mitchell se remémore ses quarante-cinq ans passés sur place?; il évoque les cohortes de migrants qui, chaque jour, débarquaient avec l’espoir au cœur et la peur au ventre, vêtus de «?blouses larges ceinturées, gilets brodés, toques de fourrure, longs caftans noirs, casquettes en tweed, foulards dans les cheveux ou avalanches de colliers en perles de verre coloré ou de corail?». Le narrateur décrit dans le détail le parcours de ces exilés soumis à un examen minutieux au milieu d’une odeur entêtante de crésyl?: on les ausculte, on leur pose une liste invariable de vingt-neuf questions, on les observe à leur insu pour repérer les déficiences physiques ou mentales non déclarées. À l’époque, le protocole d’admission sur le territoire américain procédait d’une conception eugéniste de l’espèce humaine qui ne laissait guère de place aux malades, éclopés et autres simples d’esprit. À cette sélectivité normative s’ajoutait la paranoïa politique d’une Amérique conservatrice et maccarthyste avant l’heure?: les migrants soupçonnés d’obédiences anarchistes ou communistes étaient renvoyés chez eux sans autre forme de procès, comme le montre l’exemple de l’écrivain Giòrgy Kovàcs et de son épouse qui, bien que dissidents hongrois, ne sont pas autorisés à franchir la «?Golden gate?»?: «?Pour Esther et pour moi, écrira-t-il, la Porte d’or demeurera à jamais une herse d’acier.?» Les différents personnages du livre illustrent en fait les principales catégories de la population immigrée transitant par Ellis Island. En arrière-plan du récit, Gaëlle Josse brosse à grands traits les événements majeurs qui ont marqué le début du XXe siècle aux États-Unis?: l’engagement des USA dans la Première Guerre mondiale, la Prohibition, le Jeudi noir, la crise économique, etc. 
Mais Le dernier gardien d’Ellis Island ne se réduit pas à son intérêt documentaire. C’est aussi et avant tout un beau roman qui met en scène deux personnages féminins très contrastés. La première (Liz), épouse de John Mitchell, figure attachante et lumineuse décrite avec beaucoup d’émotion contenue, est emportée par le typhus à l’âge de 27 ans alors qu’elle prodiguait ses soins d’infirmière à des passagers fraîchement débarqués du Germania. L’autre héroïne du roman, la sombre et mystérieuse Nella Casarini, est une jeune immigrée sarde, fille d’un jeteur de sorts, elle-même dotée de pouvoirs maléfiques. Nella est séparée de son frère Paolo, 15 ans, interdit d’accès au territoire américain pour cause de débilité. John Mitchell tombe amoureux d’elle?; il est violemment attiré par cette créature qui lui a révélé «?des régions?» inexplorées enfouies en lui, «?de ces lieux dont l'existence reste insoupçonnable et dont la brusque découverte nous tend un miroir où se reflète l'inconnu?». Aveuglé par son désir qu’il dissimule sous un vernis de charité et de compassion, il entraîne la jeune femme chez lui et abuse d’elle en lui laissant entendre qu’avec son aide, elle pourrait obtenir le droit d’entrer aux États-Unis en compagnie de son frère. Or Paolo se suicide en se jetant du dernier étage et Nella, pétrifiée par la douleur, disparaît après avoir maudit John Mitchell. Le narrateur sera désormais hanté par le souvenir de cette femme fatale?; le sentiment de culpabilité le rongera jusqu’à sa fin tragique, dans des circonstances énigmatiques en lien avec la malédiction lancée par Nella. Comme tous les grands livres, Le dernier gardien d’Ellis Island ménage des zones d’ombre qui laissent une large place à l’imagination du lecteur.

Ce roman intense et subtil interroge les mobiles profonds de nos actes en même temps qu’il restitue la complexité des sentiments amoureux. L’écriture y est juste, relevant d’un mélange paradoxal de pudeur et de précision clinique, notamment dans l’évocation du deuil, de la solitude, de l’absence. Les portraits y sont saisissants de vérité, malgré l’économie des moyens mobilisés par le narrateur. Un trait, quelques touches, et le personnage jaillit sous nos yeux, comme le montre cet exemple parmi tant d’autres?: «?La trentaine passée, une silhouette tout en bras et en jambes, chapeau de travers, imperméable enfilé à la va-vite, et comme une allure de setter efflanqué, de chien de chasse en maraude, pressé, maladroit et embarrassé.?» 

La structure du roman mérite également d’être relevée?: la forme de journal, avec la succession implacable des jours, souligne le caractère irrévocable du destin, de même que la métaphore marine, omniprésente dans le livre?; Ellis Island est désignée tour à tour comme un bateau, un radeau, un vaisseau fantôme, un «?singulier et antique navire amarré à quelques encablures de Manhattan?». 

Même si le livre n’évoque que les migrants européens, omettant ceux du Proche-Orient et d’ailleurs, le lecteur de 2014 ne peut s’empêcher de penser aux immigrés clandestins entassés dans les camps de Lampedusa et de Malte. Comme leurs semblables d’Ellis Island, les réfugiés d’Afrique, de Syrie ou d’Irak fuient la misère et la guerre. Mais pour ces derniers, contrairement aux immigrés du Nouveau monde, le rêve d’une vie meilleure se fracasse le plus souvent sur les récifs d’une réalité impitoyable.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Le dernier gardien d'Ellis Island de Gaëlle Josse, Noir sur Blanc, 2014, 176 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166