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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le dernier Houellebecq : fiction politique ou politique-fiction ?
Le dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission, qui vient tout juste de paraître chez Flammarion, est l’événement de la rentrée hivernale. S’agit-il d’un livre provocateur, islamophobe, qui surfe sur les angoisses d’une partie de la société française, ou plutôt d’un ouvrage satirique, caricatural et nihiliste ? Une lecture « en avant-première » de ce roman sulfureux nous en donne un avis nuancé.

Par Jean-Claude Perrier
2015 - 01
Une époque a certains écrivains qu’elle mérite. Elle les conditionne, ils la reflètent. À ce titre, Michel Houellebecq est l’auteur français le plus actuel. Un contemporain capital, et ce n’est pas un hasard – qu’on s’en réjouisse ou non – si ses principaux romans, Extension du domaine de la lutte (1994), Les particules élémentaires (1998), La possibilité d’une île (2005), La carte et le territoire (Prix Goncourt 2010), sont parmi les titres français les plus traduits dans le monde entier. Houellebecq « l’économiste » est un bon produit d’exportation. « Houellebecq joue avec nos peurs, explique Bernard Maris, auteur d’un Michel Houellebecq économiste (Flammarion, 2014). Il y a dans chacun de ses romans une angoisse insidieuse qui enserre les personnages et les lecteurs avant de les rendre à leur condition. C'est-à-dire plus lucides en sortant du roman qu’ils n’étaient en y entrant ! » Quant à Soumission, son nouveau roman, c’est un livre « houellebecquien » par excellence. Après, entre autres sujets, les loisirs de masse, l’impuissance, le tourisme sexuel, les sectes ou l’eugénisme, Houellebecq, auteur sociétal, s’intéresse et se confronte à l’une des plus grandes angoisses d’une partie croissante de la France d’aujourd’hui : la montée en puissance de l’islam dans l’Hexagone, voire son « islamisation ». Comme souvent, fantasmes, idéologie, démagogie politicienne s’invitent dans le débat national, plombé bien sûr par le contexte géopolitique mondial : conflits, terrorisme... L’écrivain, lui, a choisi la fiction politique, déguisée en politique-fiction.

Nous sommes en mai 2022, au moment des élections présidentielles. François Hollande, après « ses deux quinquennats calamiteux », ne peut plus être le candidat d’une gauche en pleine débâcle. Au premier tour, Marine Le Pen est arrivée en tête, avec 34% des voix, devant Mohamed Ben Abbes, le président de la Fraternité Musulmane, 23%. Les deux partis historiques, de droite et de gauche, sont éliminés. Au deuxième tour, tout le monde va se rallier au candidat « musulman modéré » pour faire barrage à l’extrême-droite. Ben Abbes est donc élu et, en stratège habile, choisit comme premier ministre le centriste catholique François Bayrou, « parfaitement stupide », mais à même de diriger un gouvernement d’union nationale. Non sans rappeler le machiavélisme politique de François Mitterrand, le nouveau président va composer habilement avec toutes ses contraintes, et islamiser « en douceur » le pays, sans susciter d’opposition majeure hormis celle des Indigènes européens, un mouvement identitaire fanatique, qui appelle à la guerre civile contre les musulmans. En vain. Ben Abbes rassure même, en faisant l’éloge appuyé de la famille et en prenant des mesures économiques de simple bon sens… Toute cette situation politique est vue à travers l’histoire du narrateur, François, un quadragénaire mélancolique (« je ne suis bon à rien »), « macho approximatif » qui couche avec ses étudiantes de Paris-III Sorbonne, où il était professeur de littérature jusqu’à ce que la nouvelle direction ne le mette à la retraite anticipée. Sa spécialité ? Joris-Karl Huysmans (1848-1907), le pape de la littérature décadente « fin de siècle », à qui il a consacré sa thèse, et qui continue d’irriguer sa pensée. Son seul amour, Myriam, une jeune juive, très inquiète pour le devenir de sa communauté, a suivi ses parents en Israël. Alors, François déprime, fume et boit beaucoup trop, souffre de crises d’eczéma et d’hémorroïdes. Mais les choses finissent par s’arranger : Gallimard lui propose de réaliser une édition des Œuvres complètes de Huysmans dans « La Bibliothèque de la Pléiade », et le professeur Radiger, président de « l’Université islamique de Paris-Sorbonne », un parvenu nietzschéen converti et polygame, négocie avec François sa réintégration. Moyennant, bien sûr, quelques concessions : conversion, mariage(s) musulman(s) arrangé(s)… La fin est au conditionnel. Mais le lecteur a bien compris que François va accepter cette « soumission », comme on parle de soumission sexuelle, et cette « deuxième vie, sans grand rapport avec la précédente ». De toute façon, conclut-il de façon cynique, « je n’aurais rien à regretter »…

Même si l’on n’est pas ordinairement amateur de Houellebecq, force est de reconnaître que Soumission, en dépit de quelques longueurs et complaisances, est un roman passionnant. Avec son intelligence coutumière, l’écrivain a mis le doigt là où ça fait mal, plaçant la société française face à sa faiblesse, son malaise, ses contradictions, la faillite de ses valeurs… Même s’il risque de susciter de nombreuses polémiques médiatiques et des anathèmes, Soumission n’est pas pour autant un livre « islamophobe ». C’est surtout un réquisitoire contre la décadence de l’Occident chrétien.




 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Soumission de Michel Houellebecq, Flammarion, 2015, 300 p.
 
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