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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Migrations vers l’apaisement
Jamais l’écriture des deux auteurs japonais mondialement connus, Yôko Ogawa et Haruki Murakami n’avait évolué dans des univers si proches. Maturité, nostalgie et apaisement, sont les mots clés de leurs deux derniers romans portés par la musique et touchés par la grâce.

Par Ritta Baddoura
2014 - 12
Les protagonistes des deux derniers romans d’Ogawa et de Murakami sont des insulaires, des exclus. Si introvertis, silencieux et étranges, qu’ils en paraissent flottants, alors même qu’une détermination puissante les anime. Deux romans pudiques et complexes psychologiquement, où multiples facettes de l’amour, de la douleur et des folies ordinaires et extraordinaires, sont explorées. Le regard imprégné de la beauté des êtres et de l’univers et le travail d’écriture sur la temporalité, y apportent une magie persistante. Pour les fans d’Ogawa, la parution récente du deuxième tome de ses Œuvres, compilant nouvelles et romans écrits entre 1994 et 2006, est l’occasion de s’aventurer longuement dans l’univers subversif et subtil de la romancière. 

Petits oiseaux
 
Ils sont deux : l’aîné et le cadet. L’aîné n’accèdera jamais à la parole et vivra dans un monde intérieur scandé de rituels immuables et magnifié par son amour des oiseaux dont il le seul à parler la langue. Cette langue pawpaw, son cadet ne peut la parler mais il est l’unique personne à la comprendre et très vite elle devient le cordon indéfectible qui lie les deux frères. À la mort de leurs parents, ces frères dont on ne connaitra pas le prénom vivent ensemble dans le foyer familial, leurs sorties uniques étant celles qui les conduisent à la pharmacie du coin vendant les sucettes chères à l’aîné et dont les papiers lui servent à fabriquer des origamis d’oiseaux aux couleurs étincelantes ; et à la volière d’oiseaux de l’école maternelle où ils aiment passer de longs moments d’observation silencieuse. Une partie du roman est consacrée à leur vie quotidienne, à tout ce que les particularités de l’aîné apportent à leur vie isolée dont les vacances minutieusement planifiées ne se vivent que dans l’imaginaire. C’est par le regard qu’il pose sur son frère et par l’affection qu’il lui porte que nous apprenons en miroir à connaitre peu à peu le cadet. 

La deuxième partie du roman, marquée par le décès du frère aîné donne au cadet son surnom : Le Monsieur aux petits oiseaux. À côté de son emploi comme régisseur d’une belle résidence, il se donnera comme tâche quotidienne l’entretien à la perfection de la volière, hommage muet à son frère disparu et manière de perpétuer sa présence par l’amour partagé pour les oiseaux. C’est la compagnie de ces derniers qui poussera doucement le monsieur aux petits oiseaux à trouver des brèches dans sa solitude, à y tracer de petits chemins invisibles par lesquels une jeune bibliothécaire, une enfant musicienne, un vieil amateur de grillons, effleureront une existence où le passé tient la plus grande place. La bienveillance incarnée par chacun de ces personnages lui apportera le désir d’un lien avec le monde, malgré l’isolement familier. Par ces brèches aussi, la perversité du monde tentera de l’atteindre, mais il se contentera à chaque fois d’écouter le chant des oiseaux car « la cage n’enferme pas l’oiseau. Elle lui offre la part de liberté qui lui convient ». Cependant lorsque la cage ne donnera pas cette part de liberté nécessaire, le cadet ne reculera pas devant l’appel de l’émancipation. L’écriture d’Ogawa, fine, précise, dépouillée, est d’un mystère inouï et d’une douceur bienfaisante dans ce roman où l’amour porté aux oiseaux et aux êtres différents se conjuguent ; où la beauté de l’oiseau, les merveilles de son chant, et ses migrations périlleuses sont autant de métaphores d’existences humaines fragiles et secrètes. 

L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage

La perte est aussi au noyau du microcosme vacillant qu’est la vie de Tsukuru Tazaki. Sa répudiation brutale et sans explication hors du groupe qu’il formait avec ses quatre meilleurs amis à Nagoya, lors de sa deuxième année à l’université, le jette dans une détresse sans fond. La difficulté de grandir et d’aimer, la nécessité du mouvement pour dompter ses peurs sont parmi les thèmes de ce roman dans lequel Murakami développe bien plus qu’auparavant l’introspection. Ici comme dans Petits oiseaux, la dissolution de ce qui semblait indissociable, cinq amis unis comme les doigts de la main, provoque un séisme. Le nom de chacun représentait une couleur : pin rouge, lac bleu, racine blanche, prairie noire. Seul Tsukuru Tazaki, dont le nom signifie « celui qui construit », avait un nom incolore qui guidera son choix de carrière : sa seule passion malgré son obsession de la mort sera de construire des gares. Serait-ce son absence de couleur qui a conduit à son rejet ?

Pendant seize ans, devenu architecte à Tokyo, Tsukuru ne cherchera pas à communiquer avec ses anciens amis et vivra séparé de lui-même et du monde par une douleur indicible. Jusqu’à sa rencontre avec Sara. La jeune femme lui signifiera qu’il n’y aura pas de place véritable pour elle dans la vie de Tsukuru tant qu’il n’aura pas fait la paix avec ses fantômes : « Ce n’est pas seulement l’harmonie qui relie le cœur des hommes. Ce qui les lie bien plus profondément, c'est ce qui se transmet d’une blessure à une autre. » En écho aux migrations des oiseaux et aux voyages imaginaires chez Ogawa, Tsukuru qui n’a jamais pris l’avion, va entamer sur fond de mélodie Lisztienne, un pèlerinage qui le mènera à la rencontre de ses anciens amis, d’abord à Nagoya puis en Finlande. Après la superbe trilogie fantastique 1Q84 et son succès phénoménal, Murakami revient avec un roman réaliste, suave et mélancolique, d’une facture classique dans la forme et la chronologie ; une sorte de road trip émotionnel où le suspense ponctue la magie des grands paysages et des confidences feutrées.








 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres (tome II) de Yôko Ogawa, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Yukari Kometani et Yutaka Makino, Actes Sud, 2014, 1376 p.
Petits oiseaux de Yôko Ogawa, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Actes Sud, 2014, 272 p.
L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage de Haruki Murakami, traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, 2014, 384 p.
 
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