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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Siri Hustvedt  et ses jeux de masques


Par Georgia Makhlouf
2014 - 12
«Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques, plaisanteries, ironies et parodies comprises, reçoivent un meilleur accueil dans l’esprit de la foule lorsque la foule sait qu’elle peut, derrière l’œuvre ou le canular grandioses, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles ». Ainsi débute l’époustouflant roman de Siri Hustvedt qui se présente comme une enquête menée par une universitaire américaine pour comprendre l’œuvre et la vie d’une artiste new-yorkaise décédée et méconnue de son vivant : Harriet Burden. I. V. Hess, la professeur d’esthétique qui entreprend ce travail, va rencontrer toutes sortes de personnes qui ont croisé la route de Harriet Burden : ses enfants Maisie et Ethan Lord, Bruno Kleinfeld qui fut son compagnon après le décès de son mari, Rachel Briefman, psychanalyste et amie intime de Harriet, mais aussi des personnes moins proches et appartenant à son cercle professionnel comme des critiques d’art, des propriétaires de galeries ayant exposé son travail et les artistes qui lui servirent de prête-nom. Car persuadée que son travail n’avait pas obtenu la reconnaissance qu’il méritait, Burden s’était lancée dans un projet intitulé Masquages et qui avait pour objet de mettre en évidence le préjugé antiféministe du monde de l’art, mais aussi d’interroger les rouages complexes de la perception humaine et « la façon dont les notions inconscientes de genre, de race et de célébrité influencent la compréhension que peut avoir le public d’une œuvre d’art donnée ». Pour ce faire, Burden avait fait jouer à trois artistes masculins le rôle de prête-nom et avait monté trois expositions en solo dans trois galeries new-yorkaises en les attribuant à Anton Tish, Phineas Eldridge et un troisième connu sous le seul prénom de Rune. 

On le voit, Hustvedt met ici en place une mécanique incroyablement complexe pour tenter d’éclairer l’énigme du personnage central de son roman. Elle fait ainsi se confronter pas moins de vingt voix narratives, et autant de visions du monde évidemment conflictuelles, qui tressent une véritable « cacophonie » (elle utilise elle-même cette notion, qu’elle emprunte à Bakhtine, dans un récent entretien sur France Culture) des expressions. « On a besoin d’une multiplicité de points de vue en toutes choses », dit-elle et le roman lui apparaît comme la forme la plus aboutie pour mettre en scène cette hétérogénéité. Hétérogénéité des narrateurs qui se double ici d’une hétérogénéité des modes narratifs, puisqu’elle a recours au récit à la première personne, aux carnets de l’héroïne, à des entretiens en face à face, à des articles de presse, à des témoignages rédigés par leur auteur ou par un tiers et relus ou pas, à des croquis, etc.

Le thème du masque est ici au centre du roman mais il constitue également le pivot de l’oeuvre de Harriet Burden. Elle l’emprunte à Kierkegaard auquel elle consacre nombre de pages dans ses carnets, s’intéressant tout particulièrement aux pseudonymes du philosophe et le citant abondamment comme par exemple lorsqu’il affirme : « On peut détourner quelqu’un de ce qui est vrai et – pour rappeler le vieux Socrate – on peut détourner quelqu’un vers ce qui est vrai ». Guy Debord compte aussi au nombre des auteurs auxquels l’artiste a recours pour étayer ses réflexions sur les relations entre l’art et la société. Ces thématiques, on le sait, ne sont pas nouvelles dans l’œuvre de Hustvedt et on pense volontiers à son très beau roman Tout ce que j’aimais qui interrogeait déjà la question de la perception, les valeurs du monde de l’art et les fondements de la reconnaissance sociale d’une œuvre ou d’un artiste ; mais Vivre, penser, regarder traitait également de tout cela sur le mode de l’essai.

On reprochera sans doute à Hustvedt d’avoir ici oscillé entre la tentation de l’essai et celle du roman, ou d’avoir écrit un essai déguisé. Il est vrai que certains chapitres, particulièrement ceux qui se présentent comme des extraits des carnets de Harriet Burden, sont particulièrement touffus, chargés de notes comme dans un texte universitaire, et parfois d’une lecture ardue. Mais pour le reste, il s’agit vraiment d’une création romanesque inspirée et par moments vertigineuse tant les niveaux et les lectures s’emboîtent, se répondent, se contredisent et ce faisant, se complètent. L’effet de miroir entre l’œuvre de l’artiste et la forme du roman est particulièrement réussie, et l’enquête menée par Hess progresse à la façon d’un roman policier. Et si l’entreprise de Harriet, dans ses deux premières tentatives de « collaboration » avec un artiste masculin, est une éclatante réussite, la troisième va provoquer un jeu pervers et lui porter un coup de grâce. On reste donc pris dans les filets de cette superbe fiction jusqu’aux dernières pages.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Un monde flamboyant de Siri Hustvedt, traduit de l'américain par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2014, 410 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166