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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Goncourt pour une mère ibère


Par Jean-Noël Pancrazi
2014 - 12
Lydie Salvayre est, depuis toujours, une combattante. Elle s'est toujours attaquée aux injustices de ce monde, à toutes les aliénations, emportée par une sorte d'anarchisme vigoureux, allègre, ravageur. Mais aujourd'hui, avec Pas pleurer, nous ne sommes plus vraiment dans la fiction, c’est d’elle- même, de sa propre vie, de son propre passé familial, qu'elle part ; elle ne veut introduire, comme elle nous en prévient, aucun personnage inventé, est décidée à écrire la vérité. Et, en premier lieu, la vérité de sa mère. Elle est fière de nous donner son nom : Montserrat Monclus Arjona. Heureuse de la faire parler – et c'est le centre brûlant du livre – de son histoire, du pays, l'Espagne, où elle est née et d'où elle a dû partir. La mère continue aujourd'hui à s'exprimer dans un mélange de français et d'espagnol, « le fragnol » ; Lydie Salvayre a une infinie tendresse pour cette langue mixte et transpyrénéenne ; elle ne cherche pas à la corriger, la retranscrit telle quelle, avec ses mots confondus, déplacés, parfois comiques ; elle nous invite à l'admettre, à la respecter à notre tour, à l'aimer car c'est la langue naturelle du cœur. Il y a, chez cette femme, aujourd'hui très âgée, une bonté clairvoyante, « renseignée » comme aurait dit Péguy, une éternelle modestie, une nostalgie heureuse. Celle pour l'été 1936, avant que n'éclate vraiment la guerre civile, cet été enchanté qu'elle a goûté, alors qu'elle n'avait que quinze ans, dans Barcelone en liesse, cette ville chavirée de liberté, où tout était possible, dans une parenthèse libertaire, un moment unique de grâce humaine et politique, que Salvayre fait revivre avec des images éclatantes, une magnifique jubilation narrative. Mais la parenthèse s'est refermée assez vite ; c'est la guerre civile que Lydie Salvayre aborde avec une lucidité et une âpreté saisissantes. Pas de grands tableaux chez la romancière, pas de fresque tragique, juste le décor d'un village où elle scrute les emballements et les revirements de la population, observe comment on peut changer de camp au gré des slogans, des discours, des assemblées improvisées ; elle démasque tous les ressentiments qui se jouent sous le couvert de la politique ; le combat idéologique entre José et Diego ne repose que sur une vieille jalousie d'enfance. Elle veut dire aussi la vérité sur l'Histoire, montre comment les sbires de Staline sont venus éliminer les groupes libertaires ; tous ces épisodes moins connus, plus troubles qu'elle nous fait voir avec une rage blessée qui l'habite encore aujourd'hui. Mais le principal ennemi, le spectre noir, c'est le général Franco et ses phalanges criminelles. Lydie Salvayre en retrouve le souvenir et l'écho dans Les grands cimetières sous la lune de Bernanos, qu'elle est en train de lire avec une admiration et une stupeur émue. Elle le considère comme le témoin capital, souverain et meurtri de cette époque. Bernanos est alors à Palma de Majorque ; d'abord spectateur presque neutre, il voit, de plus en plus accablé, passer les camions chargés de paysans inoffensifs, raflés dans des hameaux perdus, qu'on amène plus loin pour les fusiller ; il devine toutes les horreurs commises par les croisés de Majorque, acharnés à éliminer le fléau satanique, le communisme bolchévique, avant que ne descende sur la ville « le calme hurlant, immobile » de la terreur. Bernanos s'indigne de l'épuration nationale entreprise avec la « bénédiction immonde » du clergé, est scandalisé par le silence de l'archevêque de Palma qui laisse faire, laisse mourir tous les pères sans qu'on leur accorde même le temps de pleurer ou de prier. Il commence à écrire Les grands cimetières sous la lune dans un état de révolte, de colère désemparée contre l'alliance de l'Église et de la dictature soutenue par les classes possédantes, lui qui croit encore aux Évangiles, à la simple parole du Christ fraternel, toujours aux côtés des déclassés, des humbles et des victimes. Lydie Salvayre rend ainsi un hommage bouleversé à Bernanos et à son engagement ; elle a pour lui un respect reconnaissant, une gratitude pudique. Cette pudeur avec laquelle elle raconte l'exil de sa mère, le départ du village de la Fatarella le 10 janvier 1939, la marche collective et épuisante de « la retirada » jusqu'au camp d'internement d'Argelès-sur-Mer puis à celui de Mauzac en Dordogne. Le seul mot d'ordre que l'on se donnait à soi-même pour tenir, pour avancer, pour survivre, c' était « pas pleurer ». La mère se rappelle, est fidèle à ce « pas pleurer ». Lydie Salvayre aussi. C'est l'infinie dignité de ce livre, admirable par sa force juste, sa vitalité blessée, son ardeur maîtrisée, sa manière d'empoigner résolument la langue et la vie pour nous en donner le meilleur, son courage littéraire et humain.


 
 
D.R.
C'est la guerre civile que Lydie Salvayre aborde avec une lucidité et une âpreté saisissantes.
 
BIBLIOGRAPHIE
Pas pleurer de Lydie Salvayre, Seuil, 2014, 278 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166