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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman



Par Jabbour Douaihy
2014 - 12
Quatorze écrivains français ont été choisis pour le Nobel de littérature depuis sa fondation, dont le premier, Sully Prudhomme et le dernier, Patrick Modiano en passant par Gide, Saint-John Perse, Camus, Sartre, Claude Simon. Le record fait des jaloux surtout outre Atlantique où le LA Times a titré «?Mais qui est donc Patrick Modiano??» et où l’on attendait plutôt le romancier américain Philip Roth. Mais au lieu de couronner la fresque aux tonalités diverses de l’auteur de Portnoy et son complexe, le comité de Stockholm préfère nommer l’homme d’un seul livre (pourtant distillé dans 28 romans déjà), d’une seule mélancolie, mais qui faisait déjà partie du patrimoine littéraire français où il a très tôt obtenu les principaux prix (En 1972 le Grand Prix du Roman de l'Académie française pour Les boulevards de ceinture, le Goncourt en 1978 avec Rue des boutiques obscures et le Grand prix national des lettres pour l'ensemble de son œuvre en 1996) et où l’adjectif «?modianesque?» fait dorénavant référence au clair obscur des situations et des personnages sur fond de nostalgie et de réminiscence du passé. Le New Yorker ne s’y est pas trompé, pour qui Modiano, au niveau du style, est «?vraiment français?» sans trop préciser ce qu’il y avait de péjoratif dans cette étiquette. Effectivement, quatre ou cinq mots-clés, Paris, occupation, mémoire, père et mère, suffisent à faire le tour de son univers de fiction.

L’attribution du Prix Nobel coïncide avec la parution d’un nouveau roman de Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, et qui illustre, on ne peut mieux, cet art de la mémoire qui ressuscite «?les destinées humaines les plus insaisissables?» qu’invoque le jury comme argument pour sa récompense.

Dans une ville morne, plutôt périphérique, racontée en trois temporalités s’étendant sur plus d’un demi-siècle, Jean Daragane, romancier sur le déclin, vit en solitaire, son téléphone ne sonne plus, il ne lit et relit que l’Histoire naturelle de Buffon, tournant le dos à un passé où ne lui est promis qu’un chagrin qui menace de se propager comme une mèche explosive. Le déclencheur est cette fois-ci encore un de ces objets de mémoire chers à Modiano?: un carnet d’adresses perdu et retrouvé par un étrange personnage – ils le sont tous un peu – Gilles Ottolini, qui tient, avec une «?insistance d’insecte?» à le lui rendre après y avoir remarqué un nom familier, Guy Tortsel. La machine à remonter le temps démarre malgré la réticence sporadique de Daragane qui commence à retrouver des bribes de son passé refoulé?: des noms propres d’abord, Roger Vincent, Annie Astrand, des adresses toutes vérifiables dans le Paris réel, 15 Rue de l’Ermitage, 12 Rue Nicolas-Chuquet, des rapports bien sûr lacunaires de la Brigade mondaine relevant de la Police judiciaire, une photo d’enfant, puis des scènes fugaces dans une école ou la nuit avant de s’endormir entendant de bruits de pas dans une maison à Saint-Leu-la-Forêt, une séance de photomaton ou une femme artiste de cabaret qui a beaucoup des traits de la mère de l’auteur. Les détails autobiographiques sont d’ailleurs toujours là, le scenario parental aussi comme dans la plupart des autres romans, mais le tout «?vaporisé?» dans l’imaginaire. Alors le passé remonte à la surface à la manière d’un papier photographique sensible immergé dans le bac rempli du liquide révélateur pour qu’apparaissent les contours d’une enfance indélébile, contours toujours incertains, emmêlés comme si on était «?en présence d’un palimpseste dont toutes les écritures successives se mêlaient en surimpression et s’agitaient comme des bacilles vus au microscope?». C’est que Modiano est à la fois un «?archéologue de la mémoire?» et un amnésique volontaire qui cherche «?à se protéger définitivement du passé?». La citation de Stendhal mise en épigraphe à Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier donne déjà la teneur de l’entreprise: «?Je ne puis pas présenter la réalité des faits, je ne puis présenter que l’ombre.?»


 
 
© J.F. Robert
Modiano est un amnésique volontaire qui cherche « à se protéger définitive-ment du passé ».
 
BIBLIOGRAPHIE
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier de Patrick Modiano, Gallimard, 2014, 160 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166