FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Roman
Le Mont-Liban au tournant du siècle


Par Jabbour Douaihy
2014 - 11
«Il y avait la une femme étendue sur le dos, envahie de poux. Un nourrisson aux yeux énormes pendait à son sein nu (…) La tête de la femme était renversée et ses cheveux épars. De sa poitrine émergeait un sein griffé et meurtri que l’enfant pétrissait de ses petites mains et pressait de ses lèvres puis abandonnait en pleurant ». C’est avec des descriptions d’une violence similaire et avec de multiples scènes de référence (la prison d’Aley, siège de la Cour martiale turque comme antichambre de la mort par pendaison commandée par Djamal Pacha, la cupidité sans fond d’un notable de Bikfaya qui hypothéquait les maisons pour une bouchée de pain, la délation des proches, la rébellion nationaliste…) que Toufic Youssef Aouad a pu faire de son roman Al-Raghîf (Le Pain) un véritable classique littéraire de la Première Guerre mondiale avec son lot de famine et de persécutions sur les pentes du Mont-Liban. Bien que Aouad, comme tout romancier, ne fasse pas de l’histoire (même si May Ziadeh voit en lui le meilleur chroniqueur de la tragédie de la Grande Guerre), l’ancrage du Pain dans la réalité sociale de son époque et l’absence de véritable documentation sur ce calvaire curieusement refoulé, voire occulté même par ceux qui l’ont vécu, font de ce livre un roman-témoin de ces années noires qui ont vu éclore dans le sang et la douleur l’État du Grand Liban. Tout comme l’auteur de Dans les meules de Beyrouth (publié en 2012 par L’Orient des Livres/Actes Sud) a su, à l’autre bout de sa vie de romancier, dans les années soixante dix, prévoir la tempête de la guerre civile qui allait s’abattre sur le même pays du Cèdre.

Paru à la fin des années trente alors que les anciennes provinces ottomanes étaient encore en voie de recomposition, le roman de Aouad inscrit volontiers la rébellion contre les autorités turques dans le cadre du nationalisme arabe naissant : son héros rebelle mi-moine chrétien mi-abadaye harcèle l’armée turque sur les escarpements du Mont-Liban avec un groupe au nom significatif Les Qahtani (célèbre tribu arabe) et échappe à l’exécution capitale et à la prison pour poursuivre son combat en s’attaquant aux convois turcs dans le désert. Là-bas et en préparation à l’entrée de Damas sous le commandement de l’Émir Fayçal, la fraternité islamo-chrétienne est baptisée dans le sang de la révolte dont la question de l’identité est déjà soulevée par Toufic Youssef Aouad dans la bouche de Sami, alias frère Hanania : « Aujourd’hui, nous assistons à la naissance d’un véritable nationalisme arabe (…) cette révolution dans laquelle je suis engagé, moi chrétien arabe, à vos côtés, vous musulmans arabes, contre l’ennemi commun de nos pays respectifs (…) ».
Pourtant la dimension littéraire reste la plus novatrice. Al-Raghîf, qui aurait pu être facilement narré dans la tradition du contage oral, peut être considéré comme le premier roman libanais de facture moderne dans une tradition flaubertienne qui privilégie surtout l’art de la scène. Avec un début in medias res, il nous introduit d’emblée dans cette échoppe – restaurant de village ou va se nouer et se dénouer une intrigue qui mêle héroïsme et trahison sur fond de lutte amère pour la survie. C’est d’ailleurs un roman à forte prédominance de scènes successives et dialoguées, alternées parfois par des sommaires qui relient les pans de l’histoire. Cette écriture approfondit l’approche des personnages dans leur diversité et leurs contradictions et leur permet de s’exprimer au détriment de la voix plutôt discrète du narrateur. Elle donne encore plus d’intensité au drame et fait émerger l’axiologie sociale et politique sans délivrer de message évident et souvent encombrant dans ce genre de récits.

L’initiative de L’Orient des Livres de publier les romans pionniers de Toufic Youssef Aouad en français est d’autant plus louable qu’elle en confie la traduction à Fifi Abou Dib, l’inégalable chroniqueuse de L’Orient -Le Jour, qui réussit à sauvegarder toute la fraîcheur et toute la saveur du texte.




Au Salon
 
Table ronde autour du Pain le 4 novembre à 18h (Agora)

Signature par Fifi Abou Dib 4 novembre à 19h (L’Orient des Livres)
 
 
D.R.
Ce roman peut être considéré comme le premier roman libanais de facture moderne dans une tradition flaubertienne
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Pain de Toufic Youssef Aouad, traduit de l’arabe par Fifi Abou Dib, L’Orient des Livres/Actes Sud, 2014, 266 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166