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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
À la recherche du Printemps perdu


Par Ramy Zein
2014 - 11
Avec Printemps, Rachid Boudjedra propose un texte ambitieux sur l’Algérie et le monde arabe, un roman total qui tente d’embrasser les composantes humaines, historiques, imaginaires et spatiales de cette réalité complexe. Un fil conducteur traverse le livre, incarné par Teldj, une spécialiste de littérature arabe érotique, auteur d’une thèse sur Bachar Ibn Bourd. Victime d’une agression sexuelle dans son enfance, Teldj s’adonne au sport sur le conseil de son psychiatre et devient championne du 400 m haies. L’intrigue du roman se noue autour de cette créature brillante et tourmentée personnifiant l’Algérie, ainsi que de ses proches dont la plupart illustrent les idéaux de liberté et de laïcité chers à Rachid Boudjedra : le père (Salim), épistémologue fasciné par la figure emblématique d’Ouloug Beg, a milité dans un groupe d’autodéfense laïque pendant la décennie noire où le terrorisme a mis le pays à feu et à sang ; sa mère Selma, sage-femme, a été décapitée par le FIS pour avoir défendu le droit à l’avortement ; son grand-père et son oncle se sont battus pour l’indépendance algérienne. Sans oublier l’alter ego de Teldj, Nieve, son amante espagnole née le même jour qu’elle, dont le parcours renvoie à celui de l’héroïne comme deux destins dressés en miroir de part et d’autre de la Méditerranée, une communion d’âme et de corps scellée par la conjonction sémantique de leurs prénoms signifiant « neige » dans leurs langues respectives.

Pratiquant sans complexe le mélange des genres, Printemps prend appui sur l’intrigue pour mener des charges politiques répétées contre les ennemis du progrès dans le monde arabe, non seulement les régimes archaïques et les gouvernements corrompus, mais aussi les intégristes qui sèment la mort et la terreur au nom d’une interprétation obscurantiste de l’islam. Le livre n’hésite pas à désigner les pays arabes compromis dans le financement des mouvements jihadistes du Maghreb, de Syrie, d’Irak et d’ailleurs ; il insiste en particulier sur le cas syrien où, pour chasser Assad du pouvoir, les apprentis sorciers du Golfe ont favorisé la propagation de l’extrémisme religieux au vu et au su de leurs alliés occidentaux. Boudjedra, on le sait, ne croit guère au Printemps arabe ; son roman soutient que les révoltes populaires égyptiennes et tunisiennes ont été récupérées par les islamistes, comme les émeutes d’octobre 1988 en Algérie, puis neutralisées par les anciens apparatchiks des régimes prétendument défaits.
Pour mieux dénoncer le fondamentalisme, Rachid Boudjedra joue du contraste entre les fastes du passé et la décadence du présent ; son roman célèbre les splendeurs de la civilisation arabo-musulmane à travers des joyaux de l’architecture comme la mosquée des Omeyyades, ou des figures illustres de la science et de la pensée telles que Khawarizmi, Avicenne, Averroès, Ibn Khaldoun. Il cite Les voyages d’Ibn Battûta, Le guide des égarés de Maïmonide, rappelle l’origine arabe de certains mots français (mousson, cafard, charabia). Le fait n’est pas anodin non plus : Teldj se plaît à fréquenter l’église du Sacré-Cœur à Alger pour assister à la messe donnée par un prêtre libanais, une manière de revendiquer la diversité religieuse qui a toujours caractérisé le monde arabe et qui se trouve menacée désormais par la montée de l’intolérance.

Cette vaste entreprise romanesque reflète dans sa facture la matière tumultueuse qui la nourrit. Il y a d’abord l’écriture, prodigieuse de vitalité, portée par un extraordinaire souffle épique et mythologique. Le style de Rachid Boudjedra s’inscrit dans une poétique de l’extension et de la ramification : les mots s’accumulent dans une surenchère d’adjectifs, d’adverbes, de noms propres, les phrases s’écoulent sans entraves, se déversant comme des torrents de boue et de lave sur la page. La formidable énergie du texte transfigure la réalité, tutoie la démesure, flirte avec l’hallucination : Printemps est un cri de colère et de douleur où la pondération et la nuance n’ont guère leur place ; la réalité des choses importe moins à Boudjedra que la vérité du monde. Le contraste chromatique retient également l’attention : Printemps oppose le blanc nivéal des deux héroïnes au noir des étendards salafistes, de la domination masculine (le violeur de la petite Teldj est adossé à un mur noir de suie) et des vieilles superstitions (une prêtresse de magie noire utilise un coq de la même couleur pour guérir une tante nymphomane dans une scène saisissante).

La structure du roman, à la fois éclatée et hélicoïdale, traduit à son tour le chaos du monde et la virulence du discours, emportant le lecteur dans un maelström qui évoque irrésistiblement Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat. Printemps ressasse les mêmes imprécations, les mêmes visions d’apocalypse (séismes, invasions de criquets, guerres, massacres, « Ali visage de cauchemar »), autant de leitmotivs obsédants qui s’ajoutent aux innombrables ruptures chronologiques. Rachid Boudjedra mêle les voix narratives, les temporalités, les espaces, dans une tentative désespérée, et comme amoureuse, de cerner « une histoire effroyable et une géographie interminable ». On notera que la dernière scène du roman rejoint le début : Teldj observe depuis son appartement la terrasse des voisins, figurant ainsi le statut de l’auteur condamné à une position scopique faute de pouvoir agir sur le monde.

En plus d’exploiter toutes les potentialités de la fiction romanesque, Boudjedra interroge les limites de la littérature référentielle en soumettant l’intrigue à l’emprise de l’idée politique condensée dans le titre. Un titre ironique bien entendu : le seul printemps avéré ici n’est ni arabe ni révolutionnaire ; il est littéraire, matérialisé par l’écriture puissante et inventive de Rachid Boudjedra qui confirme, avec ce livre, sa place éminente dans la littérature contemporaine.




Rachid Boudjedra au Salon
 
Rencontre le 1er novembre à 19h (Agora)/ Signature à 20h (Antoine)
 
 
D.R.
Boudjedra ne croit guère au Printemps arabe
 
BIBLIOGRAPHIE
Printemps de Rachid Boudjedra, Grasset, 2014, 304 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166