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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Désillusions damascènes


Par Jabbour Douaihy
2014 - 09
Rosa Yassin Hassan raconte les femmes, celles de la Syrie juste avant la révolte anti-Assad muée en tempête apocalyptique qui s’abat sur toute la région du Croissant Fertile. Même vue du cœur de la communauté alaouite à laquelle appartient depuis un demi siècle l’élite au pouvoir à Damas, et d’où sont issus la romancière et un bon nombre d’excellents écrivains syriens, la vie sous le régime bassiste bien installé est faite surtout de prisons et d’illusions perdues. C’est l’histoire d’Anat qui a reçu ce nom précieux d’un père amateur de poésie arabe et qui travaille comme traductrice-interprète à l’ambassade du Canada à Damas auprès du représentant du Haut-commissariat des Nations Unies pour les refugiés, Jonathan Green, en attendant la libération de son compagnon incarcéré pour appartenance à une formation communiste clandestine. À partir de ce véritable observatoire des misères et des histoires d’exil, de ce quotidien de bureau où défilent des profils brisés, des drames vivants et intolérables venus de tout horizon moyen-oriental, Anat gère mal sa grossesse et ses frustrations tout en comparant sa fidélité à Jawad avec le comportement de deux de ses amies, Mayyasa et Doha, qui sont tout autant promise ou mariée à un prisonnier politique.

Rosa Yassine Hassan situe par ailleurs son intrigue (pas trop nouée, à vrai dire) dans la rencontre combien retardée entre une génération éduquée voire imbue de culture occidentale et un blocage social et politique imposé et entretenu manu militari par le régime baasiste et qui ne semble devoir se résoudre que dans la violence extrême, comme on l’a bien vu par la suite. Pourtant ces femmes qui lisent Antonio Tabucci ou Adonis inondent le roman de leurs voix entrecroisées où domine le récit d’Anat pour dire surtout leur solitude, leurs goûts de la cuisine et de la poésie arabe, leurs aspirations coincées entre l’espoir, le seul qu’elles représentent pour leurs hommes pourrissant derrière les barreaux et leurs besoins d’émancipation physique et morale : « Nous pouvions suspendre le cours de notre vie jusqu’au jour où ils seraient libérés, mais alors, combien de temps allions nous devoir creuser pour retrouver peut-être une braise sous la cendre... ». Les retrouvailles seront pourtant des plus maladroites et la prison aura creusé un fossé insurmontable entre les couples qui poursuivront leurs errances intimes, mais chacun de son côté. Les gardiens de l’air, traduit avec beaucoup de souplesse et de précision par Emmanuel Varlet, est ainsi plus un roman sur l’intimité féminine qu’un panorama sur les (longues) années de plomb en Syrie. La narratrice principale tient à bien le marquer : « Les gens ne parviennent pas toujours à comprendre que les blessures les plus profondes ne sont pas forcément celles qui laissent une empreinte sur nos corps ! »

La désillusion finale est déclinée par Isabel, l’amie espagnole et arabisante du père d’Anat venue à Damas retrouver une certaine « splendeur passée ». Avant de rentrer chez elle, laissant Abou Hayyan le cœur brisé, elle assène : « J’ai vécu des années dans un tableau orientaliste. C’est vrai que je m’attendais à trouver certaines différences en venant ici, mais pas un tel fossé ! (…) Depuis mon arrivée, j’ai l’impression d’avoir fait une chute vertigineuse. Au bout de quelques jours, c’est comme si je pataugeais tout au fond d’un trou nauséabond ! ». La fin nous fera assister simultanément à une agonie et une naissance, comme quoi dans la plus profonde détresse l’espoir luit toujours.


 
 
D.R.
« Combien de temps allions nous devoir creuser pour retrouver peut-être une braise sous la cendre... »
 
BIBLIOGRAPHIE
Les gardiens de l’air de Rosa Yassin Hassan, traduit de l’arabe (Syrie) par Emmanuel Varlet, Actes Sud, 2014, 250 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166