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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Notre père
Nos mères est un premier roman beau et initiatique, un roman de l’enfance merveilleuse et courageuse car puits de trésors d’imaginaire et de générosité. Un roman de l’entrée dans l’âge adulte foisonnant de gourmandises de la langue et des sens, où l’enfant adopte les adultes jusqu’à ce que l’amour, qui peut être parfois maladie, retrouve en confiance le chemin du cœur.

Par Ritta Baddoura
2014 - 09
«Enfant, quand je faisais référence à toi dans les histoires que j’inventais pour me tenir compagnie, je ne disais jamais maman, ni ma mère, mais bien plutôt nos mères. Comme si j’étais plusieurs enfants et toi plusieurs mères à la fois, et comme si tout ce que je souhaitais finalement c’était ça : diluer nos souffrances en fragmentant nos vies. » Jean vit avec sa mère et son grand-père alité dans une grande maison vide d’un pays qu’on devine vite être le Liban. Son père est mort sous la torture des miliciens. Son souvenir de caramel fondant sous le soleil dépressif, ronge la mère de Jean et hante le garçon de douze ans. Jean peuple sa solitude d’amis et d’amies imaginaires, démultiplication de lui-même abandonné à ses fées et démons puis aspiré sans merci par la passion de l’affection maternelle, fusionnelle et folle, alternant avec un soleil blanc d’indifférence. Mère consumée par une détresse infinie, elle démissionne de son rôle puis angoissée par l’entrée de son fils en adolescence, le confie à un orphelinat. Celui-ci se retrouve vite après en Europe où une autre mère l’adopte, femme torturée par une enfance violente qui lui rend pénible le chemin de l’amour. Jean n’en a pas fini de prendre par la main l’âme endolorie des mères.

Salué par les critiques et les lecteurs belges et français qui ont parlé de véritable révélation littéraire, consacré par le Prix Première 2014 et toujours en lice pour le Prix des Cinq Continents, Nos mères aurait très bien pu s’intituler Nos pères. Alors que les mères semblent à première vue accaparer la scène, la figure du père dans ce roman apparait peu à peu, dans ce qu’elle a de monstrueux. À l’ombre, à l’envers ou à l’intérieur de la douleur des mères et des enfants, et malgré la présence dans le roman d’hommes bienveillants, gît le trop-plein d’une présence horrifiante du père ou le vide implacable de son absence. 

Les guerres intimes et celles collectives se font écho dans Nos mères. Antoine Wauters montre que l’enfance n’arrête pas de souffrir dans l’adulte et qu’il faut parfois l’amour inconditionnel d’un enfant à une autre génération pour panser les plaies des précédentes. Il faut aussi de l’autre, de l’étranger pour apprivoiser les monstres en soi et ouvrir une brèche dans un système clos sur lui-même. La lente transformation de Jean, ce qui l’aide à apprivoiser sa nouvelle mère et à renoncer à vivre dans l’imaginaire pour affronter la réalité dure de son exil et de son enfance, c’est le pouvoir de l’écriture et des mots qu’il découvre et les délices de l’amour et de la rencontre des corps qu’il connait avec son amie Alice. Cette maturation coïncide avec le passage d’un lieu à l’autre, précisément d’un espace fortement fantasmé : Le Liban, pays d’origine de Jean − l’écriture suggère que Wauters y a passé du temps et en a parfois idéalisé mais aussi réfléchi avec lucidité, diverses dimensions culturelles, historiques et culinaires − à un espace en réalité plus familier pour l’auteur, celui d’une campagne européenne où il bruine sur de merveilleux et tristes potagers. 

La veine poétique est fortement présente, surtout au début du roman, et son lyrisme gourmand s’amenuise jusqu’à la partie finale, composée de trois chapitres courts qui constituent sans doute la tranche la plus solennelle, la plus violente et la plus aboutie du roman. Comme si le langage se débarrassait progressivement des appâts poétiques, Wauters a déjà publié de la poésie, pour sculpter à la hache et à la pelle un langage autrement beau, plus robuste et plus franc et puisé dans la moelle du ressenti, révélateur de la veine de romancier que confirme en se clôturant ce premier roman.


 
 
© Lorraine Wauters
Les guerres intimes et celles collectives se font écho dans Nos mères.
 
BIBLIOGRAPHIE
Nos mères de Antoine Wauters, Verdier, 2014, 160 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166