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Roman
Cinquante ans après


Par Tarek Abi Samra
2014 - 08




Il arrive parfois que la fin d’un roman change tout : un élément majeur de l’intrigue n’est révélé que tardivement, modifiant après coup notre compréhension du récit. Il est cependant possible d’atteindre un effet analogue, plus rare et plus délicat, sans avoir recours à cette facilité de berner le lecteur en lui taisant des informations essentielles ; il suffit, aux toutes dernières pages, d’infléchir subtilement la signification de la partie centrale de l’histoire pour que le lecteur s’aperçoive qu’il vient de lire un autre livre que celui qu’il pensait être en train de lire. C’est ce que réalise l’écrivain britannique Jonathan Coe dans son dernier roman, Expo 58, récemment traduit par les éditions Gallimard.

Coe nous y raconte les mésaventures arrivées en 1958 à un certain Thomas Foley, fonctionnaire au ministère de l’Information. Entre son travail – rédiger des brochures de santé publiques – et sa vie conjugale dans une banlieue calme de Londres, l’existence bien réglée de Thomas s’écoule, paisible et monotone, lorsqu’une proposition de ses chefs vient tout bouleverser : on lui demande de participer à l’Exposition universelle, qui doit se tenir cette année-là à Bruxelles, afin de superviser, au pavillon britannique, un pub censé incarner la culture de son pays. Dès son arrivée, il est fasciné par cette foire internationale où chaque pays tente d’exhiber un condensé de sa culture en paradant ses productions technologiques et artistiques. Premier événement planétaire d’une telle envergure après la Seconde Guerre mondiale, l’Exposition de 1958 était motivée par des aspirations optimistes difficiles à se représenter aujourd’hui. Tout semblait possible pour les participants exaltés comme Thomas ; une foi illimitée dans l’avenir, dans le progrès de la science et de la civilisation, était comme ressuscitée des décombres du carnage tout récent.

Mais la guerre froide est également au rendez-vous : sous cette façade scintillante de l’Exposition grouille tout un réseau d’espions, travaillant pour le compte des deux superpuissances adverses, et dans lequel Thomas va se fourvoyer. Propulsé dans une parodie de roman d’espionnage dont il peine à saisir le véritable enjeu, tous les personnages excentriques qu’il y rencontre lui deviennent suspects : la belle Anneke, hôtesse belge qui mettra la fidélité conjugale de notre héros à l’épreuve ; Chersky, journaliste russe aux questions inquisitrices, probablement membre du KGB ; Tony, expert anglais en technologie du nucléaire qui disparaît du jour au lendemain avec la ZETA, machine qu’il est censé superviser…

L’on comprend peu à peu qu’il s’agit d’une fuite d’informations concernant ou les dernières avancées en technologie nucléaire ou la liste des agents américains travaillant sur le sol russe. L’intrigue va s’épaississant pour enfin être brillamment résolue par Coe qui fournit des solutions satisfaisantes à toutes les énigmes. Toutefois, les péripéties, ni assez drôles pour une parodie, ni assez excitantes pour un thriller, demeurent plutôt fastidieuses ; les personnages, trop caricaturaux pour être crédibles. Mais l’intérêt est ailleurs, dans les quinze dernières pages où Coe réussit un tour de force digne d’un prestidigitateur : il convertit rétrospectivement, sous les yeux du lecteur stupéfait, cette matière parodique en quelque chose d’élégiaque et de mélancolique. Une succession vertigineuse d’événements condensés en quatre pages, nous amène à l’an 2009 où l’on retrouve notre héros, extrêmement vieilli, de retour à Bruxelles pour un bref séjour. Il repense inévitablement à l’Exposition et découvre, étonné, que c’était la période la plus belle de sa vie, celle où tout lui avait semblé possible, mais dont il n’a guère su profiter, puisque, après ce court interlude, il était revenu à sa morne existence routinière. Mais il y a encore pire que cette amertume : l’insignifiance ; car Thomas est pleinement conscient de l’aspect dérisoire de ces aventures vieilles d’une cinquantaine d’années. Et la question, à peine formulée, qui se pose alors, et sur laquelle se clôt magistralement le livre, est celle de savoir comment l’épisode le plus important d’une vie peut-il être si risible.


Expo 58 de Jonathan Coe, traduit de l’anglais par José Kamoun, Gallimard, 2014, 334 p.

 
 
 
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