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Roman
Une tentative de l’indéfinissable


Par Jabbour Douaihy
2014 - 08




La mise en abyme de l’écriture et la mise en scène de l’écrivain forment-ils l’ultime sujet du genre romanesque en voie d’épuisement ? Le dernier roman d’Alessandro Baricco traduit en français, Mr Gwyn qui se clôt sur une indécision, emmène son lecteur dans une aventure poétique et onirique aux confins de l’absurde. La trame en dit d’ailleurs long sur l’exploration méthodique des limites de l’écriture : Jasper Gwyn, ancien accordeur de pianos et auteur à succès en Angleterre, publie un beau jour dans le journal The Guardian, et au grand dam de son éditeur et néanmoins ami, la liste des cinquante deux choses qu’il se promettait de ne plus jamais faire. Ne plus écrire d’articles pour le journal en question, ne plus se faire photographier, la main dans le menton et l’air songeur… et la dernière : écrire des livres ! En attendant de voir ce qu’il pourrait faire de son talent refoulé, toujours sous le coup de « la nostalgie de cet effort quotidien pour mettre en ordre ses pensées sous la forme rectiligne d'une phrase », Gwyn erre dans les laveries publiques où il fait la connaissance d’une étrange vieille femme qui lui servira de complice dans son processus « créateur » même après sa mort et où il est rejoint par Rebecca, l’adjointe de l’éditeur avec un portable ouvert à la main… Il finira bien sûr par se trouver une inspiration dans le sillage de son obsession de la perfection, il sera copiste, non point de textes ou de manuscrits, mais de personnes, de modèles, à commencer par la même Rebecca, corpulente avec une « lumière radieuse dans les yeux », qui vont défiler dans un atelier soigneusement meublé et éclairé (avec ces fameuses ampoules Catherine de Médicis qui meurent à temps nommé) et selon un rituel immuable. Ces portraits singuliers en quelques petites pages largement payées par les modèles et qui serviront à « ramener chez lui » le sujet, finiront par convaincre l’éditeur qui ne trouve meilleure consolation, au chapitre de sa propre mort sur un lit d’hôpital, que la lecture de sa « copie » par la main de son auteur rebelle.

Le lecteur aura droit à un suivi minutieux du processus qui verra se tisser d’étranges rapports entre Gwyn et ses sujets, mais à aucun moment il ne pourra prendre acte du résultat, à savoir ces inénarrables portraits qui dévoileront l’homme à lui-même. Cette discrétion fait partie du programme de cette écriture dans une situation de pureté absolue : « Écrire dans une solitude totale un texte destiné à une seule personne est la quintessence du métier d’auteur. », explique l’auteur de Soie lui-même.

Il faut dire qu’Alessandro Baricco n’en est pas à sa première tentative de l’indéfinissable. Déjà dans son roman Océan Mer paru en 1998, le romancier italien présente Ismaël Bartleboom absorbé par les « limites observables » dans la nature y compris les limites des facultés humaines alors que Michel Plasson se plante devant la mer et donne des coups de pinceau sur une toile qui reste blanche : il peint la mer avec l’eau de mer ! Cette démarche de la rupture (« Tout commence par une interruption », phrase de Paul Valery mise en exergue du roman) est censée aiguiser la créativité tant qu’on n’a pas abdiqué de produire : « si on retirait à l’écriture la finalité naturelle du roman, quelque chose se produirait, un instinct de survie, un sursaut, quelque chose. »

Cet enjeu volatil est décliné avec lenteur et persistance, dans des chapitres inégaux où la narration réussit à allier l’attente, un certain suspens avec les errements, voire les égarements du héros et qui emporte le lecteur tout en ménageant des plages de réflexion. Un roman au rythme respiratoire d’un homme dans sa recherche d’un certain absolu.



Mr Gwyn d’Alessandro Baricco, traduit de l'italien par Lise Caillat, coll. du Monde entier, Gallimard, 2014, 192 p.

 
 
 
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