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Roman
Fariba Hachtroudi dans l’engrenage totalitaire


Par Georgia Makhlouf
2014 - 08



Depuis qu'elle a quitté l'Iran, Fariba Hachtroudi n'a cessé d'interroger avec passion la réalité contemporaine de son pays. Petite-fille du Cheikh Esmaïl Hachtroudi – leader religieux extrêmement respecté en Iran, député au Parlement qui a participé à la Constitution de 1906 et défendu laïcité et tolérance –, fille du mathématicien et philosophe nobélisable, Mohsen Hachtroudi, grande autorité morale qui prônait l'égalité entre hommes et femmes, elle est enracinée dans l’histoire de son pays bien qu’elle vive en France depuis son adolescence. Après un doctorat en archéologie, elle devient journaliste et couvre la guerre Iran-Irak. Son premier roman paru aux éditions du Seuil, Iran, les rives du sang, est couronné du grand prix des Droits de l'homme en 2001. Vont suivre des documents, essais et romans, dont le dernier, Le colonel et l’appât 455 est paru il y a peu chez Albin Michel. Elle y met en scène une confrontation entre l’un des colonels les plus proches du Commandeur Suprême d’une impitoyable République Théologique (l’Iran n’est jamais directement nommé) et la plus célèbre des prisonnières de cette république, la 455. Leur rencontre a lieu quelques années plus tard loin de leur pays. Le colonel en est parti dans des circonstances qui s’éclairciront peu à peu mais dont il est dit d’emblée qu’elles ont à voir avec l’immense amour qu’il voue à son épouse. Il se trouve à présent quelque part en Europe du Nord, espérant qu’on lui accordera enfin l’asile politique. Elle est devenue traductrice et travaille pour l’Office de la Réglementation pour Réfugiés et Apatrides, mais elle refuse habituellement les traductions simultanées pour militaires ou fonctionnaires étatiques de son pays d’origine, de peur sans doute que cela ne réveille en elle un trop long et trop tenace cauchemar. Ce jour-là pourtant, et sans le comprendre elle-même, elle a accepté ce remplacement de dernière minute et elle tremble. Ils sont donc face à face, il l’a reconnue d’emblée, forcément, elle était la résistante martyrisée, la passionaria, la légende de la célèbre prison. Elle lui doit la vie mais elle ne le sait pas, elle ignore presque tout de l’étrange concours de circonstances qui a fait que, loque humaine à deux doigts de la mort, elle a été sauvée. Et le face à face commence entre ces deux êtres voués à se haïr et qui vont, malgré tout, se trouver des points communs, ne serait-ce que parce que tout deux ont vécu une passion amoureuse absolue et que c’est, d’une certaine façon, cette passion qui les a conduits à l’exil.

Hachtroudi tient serrés les fils de la confrontation et du dévoilement progressif de la vérité de ses personnages. Elle superpose deux figures féminines, toutes deux pareillement nommées, la prisonnière et l’épouse tant aimée du colonel, et les deux femmes se révèleront infiniment dissemblables même si toutes deux sont éprises d’absolu et de liberté, dans un pays où elle sont forcément vouées à l’étouffement. L’écriture se fait tout à la fois subtile et cruelle, pour évoquer par exemple « le décryptage du parterre cimenté » de la cellule par la prisonnière aux yeux bandés, et dont le champ visuel est donc singulièrement rétréci : « Lire le sol, c’est s’informer. Une brèche infime contre l’isolement absolu. On apprend vite que le sol maculé de sang ou badigeonné de merde, d’urine ou de foutre est tout aussi loquace que celui passé à la Javel. On déchiffre ensuite les messages en filigrane que délivrent ces traces. (…) Le sol de Devine (nom de la prison) se passe de mots mais tord l’âme. » C’est grâce à sa capacité exercée à décrypter les minuscules indices qui l’entourent que la 455 finit par reconnaître le colonel, dans ce pied gauche qui dévie légèrement.

Le récit est construit sur une alternance des points de vues : celui du colonel, celui de l’ex-prisonnière. Scénario tendu et infiniment romanesque et qui n’exclut ni le suspense ni le retournement final. Un beau texte, qui permet de mieux se représenter les horreurs quotidiennes, infimes ou spectaculaires, de la vie sous les dictatures qui nous entourent de toutes parts.

Le colonel et l’appât de 455 de Fariba Hachtroudi, Albin Michel, 2014, 184 p..
 
 
« Le sol de la prison se passe de mots mais tord l’âme. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166