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Roman

Cevdet Bey et ses fils est le premier roman d’Orhan Pamuk. L’auteur, prix Nobel de littérature en 2006, nous replonge dans l’histoire d’une famille turque, probablement la sienne, tiraillée, comme le pays, comme l’État, entre deux rives?: l’Orient et l’Occident.

Par Isabelle Ghanem
2014 - 07
À mesure qu’on avance dans la lecture de ce roman monumental, on se demande où veut nous mener Pamuk, car il faut lire en filigrane le message subtil de ce texte, au final traversé par le même mot?: Révolution.

Cevdet Bey a une trentaine d’années quand commence le récit, en 1905. Il s’apprête à épouser une fille de pacha qu’il a vue deux fois. Commerçant reconnu dans son quartier, il rêve de confort matériel, blotti au sein de la bulle sécurisante de la tradition. 

La première journée de Cevdet est brouillée. Il doit se rendre au chevet de Nusrat, son frère tuberculeux. Entre deux quintes de toux, ce médecin ayant étudié en Europe, raille l’esprit étriqué de son frère, encense la révolution et oppose l’obscurantisme de la tradition à la lumière de la raison. Avant de mourir, il confie Ziya, son fils (dont le nom signifie lumière) à Cevdet, le suppliant de l’éloigner d’une famille qui «?va lui apprendre à plier l’échine?».

On attend beaucoup de Cevdet, et de Ziya. Double déception?! Malgré ses promesses, et bien qu’il vende des lampes (incontournable association entre Lumières et lumière?!), Cevdet Bey enverra son neveu, aussitôt qu’il exprimera son goût pour l’armée, à l’école militaire. Cet enfant qui devait porter l’étendard de la liberté, ne se départira jamais de son uniforme et deviendra un être vil et profiteur.

Il y a aussi les fils de Cevdet. Car le temps traverse les lignes encombrées par le quotidien. L’aîné, Osman qui gèrera l’entreprise paternelle, et Refik, qui refusera tout alignement. Il abandonnera femme et enfant pour se plonger dans les livres?: Voltaire, Rousseau, mais aussi Hölderlin, que lui cite un ingénieur allemand ayant fui l’Europe à l’heure où Hitler arrive au pouvoir: «?(…) l’Orient tel un despote superbe, fascine l’homme et le jette à terre. Là-bas avant même d’apprendre à marcher et à parler, il faut s’agenouiller et prier.?» Refik écrira son journal intime, mais aussi des projets pour son pays. Sa révolution, il la mènera, (quoique édité par le ministère de l’Agriculture?!) dans sa bibliothèque?: «?Que le progrès se diffuse, lui dira-t-on, mais qu’il n’aille surtout pas se frotter à la lumière?!?».

Autour de Refik gravitent deux copains ingénieurs?: Ömer, le «?Rastignac?» du trio, que la fortune finit par griser et Muhettin, poète déçu, qui avait juré de se suicider s’il n’était pas reconnu avant l’âge de trente ans. Il finira (pour «?croire à quelque chose?») par se rallier aux panturquistes xénophobes, ceux qui au nom du nationalisme ne saluent même plus leur professeur parce qu’il est albanais.

Que d’illusions perdues?! Obscurité contre lumière, quand Alysa la fille de Cevdet est éloignée de son amour, un jeune violoniste, pour être jetée dans les bras de Remzi, le gendre choisi par sa mère, et qu’elle finit par épouser de bonne grâce. Nigan Hanim elle-même refusera de quitter la maison familiale, quand naîtra le projet de construire un immeuble à sa place… et finira entre ses objets, ses photos et ses services à thé, dans un minuscule appartement de cet immeuble.

Ce roman imposant, où «?l’utopie se mesure aux réalités?» inscrit la petite histoire dans la grande. Habilement, Pamuk – né dans ce même quartier de Ni?anta?i – ouvre, à travers des coupures de journaux étalés ça-et-là, des fenêtres sur l’histoire de la Turquie et du monde?: tentative d’attentat contre Abdulhamid, arrivée d’Atatürk au pouvoir, guerre et paix en Europe, promesses de coup d’État…

Cevdet Bey et fils est aussi un hommage à l’écriture. Car ce qui demeure, ce sont les écrits de Cevdet (qui laisse un début de manuscrit intitulé Ma vie, un demi-siècle de commerce) et de Refik. La dernière génération représentée par Ahmet, le fils de Refik, (et qui, en 1971, a le même âge que l’écrivain), s’empare de ces textes comme pour panser l’histoire. Ahmet est peintre (première passion de Pamuk), il est obsédé par Goya et son Tres del mayo. Il se posera la question de l’utilité de l’art, dans un monde assoiffé de changements.

Sous des allures de saga familiale, Cevdet Bey et ses fils est un roman engagé, un roman sur la mémoire et la révolution, mais aussi sur l’écriture?: Ars longa vita brevis?: L’art est long, la vie est brève, s’exclamera Ahmet, citant Hippocrate et Goethe… L’art et la littérature, le même combat. Dans cette immense fresque d’une Turquie plurielle, Pamuk se présente avant tout comme un défenseur des droits de l’homme. C’est par les mots qu’il s’insurge. On connaît ses révolutions?: il n’hésite pas dans ses discours à revenir notamment sur la responsabilité de la Turquie dans le génocide arménien (ce qui lui a valu un procès et la traque de ses livres). Ce premier roman est donc avant tout un brise-silence et c’est peut-être bien là que tout commence.


 
 
D.R.
« L’Orient tel un despote superbe, fascine l’homme et le jette à terre. Là-bas avant même d’apprendre à marcher et à parler, il faut s’agenouiller et prier. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Cevdet Bey et ses fils de Orhan Pamuk, Gallimard, 2014, 768 p.
 
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