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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Violence et compassion


Par Charif Majdalani
2014 - 04
Publié au Caire en 2007, Fâsil li el-dahcha, (traduit en français par La traversée du K.-O. et publié aux éditions du Seuil) est le premier roman de Mohamed al-Fakharany, un des auteurs de la nouvelle génération d’écrivains égyptiens. Dans cet ouvrage, al-Fakharany raconte la vie effroyable de pauvreté des habitants d’un bidonville du bord de la capitale égyptienne et qui tous les jours vont travailler au centre du Caire. Le titre du livre, qui signifie « un moment (ou un intervalle) d’éblouissement », exprime bien cette idée de passage d’un monde à un autre. Mais si le mot « passage » laisse croire à la possibilité que la ville vers laquelle se dirigent les habitants du bidonville soit le lieu des rêves et de toutes les promesses, il n’exprime en réalité que le passage d’une misère à une autre, l’une absolue et l’autre diluée dans le foisonnement des êtres, des univers et des classes sociales.

Parmi la pléthore de personnages dont le roman conte la vie, cinq sont au cœur du propos. Ce sont Hillal, le dealer et organisateur de séances mémorables de défonces, Faraoula, la prostituée qui a d’abord été au service d’un vendeur à la sauvette puis danseuse, Awad, le cireur de chaussure, Hussein, le revendeur de plastique et de cellophane, Naïma, la fille d’un quincailler devenue serveuse. Ces cinq-là, on les voit naître et grandir dans l’indifférence féroce de leurs parents, exploités, abusés sexuellement par leurs proches et essayant de grandir au cœur d’un monde pullulant de crapules, tel l’affreux Badri, proxénète de sa nièce Faraoula et violeur systématique de sa femme, ou Sharnoubi, le vendeur de cassettes porno.

Tout en décrivant cette humanité vivant dans une insoutenable violence sociale et individuelle, al-Fakharani raconte aussi ce qui rend à chacun l’existence supportable. Ce sont d’abord les pauvres rêves d’avenir, ceux de Faraoula qui se voit danseuse sur les bateaux à touristes le long du Nil, ou ceux de Naïma qui rêve d’amour pur avec un chauffeur de microbus qui bien évidemment finit par la jeter. Ce sont aussi parfois les souvenirs fugaces de moments de tendresses presque impensables ou la découverte de rituels mystiques libérant l’âme à défaut de sauver les corps. Mais les exutoires les plus fréquents, ce sont le sexe, l’abus de mineures, le viol en échange d’embauches, le proxénétisme et aussi, par-dessus tout, la drogue, dont al-Fakharany dresse un tableau hallucinant à travers les récits des scènes de défonces ou les listings des terribles substituts à la drogue dont use cette humanité à la dérive.
Et puis, l’une des manières de survivre dans cet univers, c’est de se mettre au service de la police, de devenir indic ou appât, comme le font Awad, Badri ou Sharnoubi. Le roman montre bien comment l’extrême pauvreté, résultat évident d’une pourriture généralisée des valeurs de la société et du pouvoir politique, est utilisée par ce dernier. Lorsque le romancier décrit la manière avec laquelle la police, brutale et corrompue, menace et utilise les miséreux contre des manifestants, il nous décrit le fonctionnement de ce que Marx appelait le lumpenprolétariat. Ce faisant, il montre avec brio et avec une sorte de préscience des événements à venir, les raisons pour lesquelles ce peuple des marges, vivant au-delà de toute notion d’éthique et de politique mais désireux seulement de survivre, peut être facilement utilisé, et offre les plus beaux spécimens de ce que l’on a appelé récemment les « baltageyya ».
Cela dit, la brutalité de cet univers aurait été difficilement supportable pour le lecteur sans l’incroyable dispositif narratif mis en place par al-Fakharany. Les premières pages du livre sont d’ailleurs à soulever le cœur. Mais al-Fakharany est un écrivain au talent éblouissant dont l’écriture d’un réalisme cru est soulevée et comme transcendée par les diverses trouvailles stylistiques, les changements de points de vue, les passages subtils d’une séquence à l’autre, la variété des tons et des rythmes. Quant à la façon qu’a le narrateur de s’adresser sans cesse à ses personnages d’élection en chuchotant à leur oreille grâce à une technique inédite et superbe, elle donne à sa prose comme un lyrisme étouffé et quelque chose de profondément compassionnel, qui est la part la plus belle de cet extraordinaire roman.





 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166