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Roman
Le « Flore » sur l’Euphrate


Par Jabbour Douaihy
2014 - 04
Avec le cortège de tragédies, de longues décades mouvementées, une violence politique et communautaire qui part dans tous les sens, sans oublier, bien sûr, le conflit israélo-palestinien, on en était venu à croire que les romanciers arabes sont désormais incapables de fantaisie, occupés qu’ils sont à enraciner leurs histoires dans un vécu de larmes si ce n’est de sang. Ali Bader, natif de Baghdad et vivant à Bruxelles et qui, à raison d’un titre par an, en est à son douzième roman, réussit pourtant à nous emmener avec une légèreté souriante dans une aventure autant cocasse qu’inattendue, placée sous le signe de… l’existentialisme revu et corrigé sur les bords de l’Euphrate.

L’argument est simple et prometteur : un couple de délurés aux desseins mystérieux propose à un écrivain de rédiger la biographie du soi-disant plus grand philosophe irakien de tous les temps et ne lui mettant sous la main, pour ce faire, « qu’une salade insipide et hautement indigeste, un ramassis de louanges et de partis pris lamentablement prévisibles »… mais avec un détail d’importance, à savoir que le défunt concerné n’a laissé aucune trace écrite ! Ne pouvant pas se permettre de lâcher cette offre, le narrateur qui vit une situation matérielle précaire, s’attelle à l’invention ou la réinvention de Abdel Rahman Shawkat, fils d’aristocrate désœuvré et disciple devant l’Éternel de Jean-Paul Sartre qu’il avait côtoyé au Café de Flore durant son séjour parisien sans oser lui adresser la parole.

Armé de ce prétexte assez fortuit, Ali Bader part aussi à la réinvention d’une ville improbable, Baghdad des années cinquante et soixante. Musulmans, chrétiens et juifs s’y retrouvent au gré d’intrigues familiales, matérielles et intellectuelles, les cafés abritent les débats de haute volée et on peut y assister à des bagarres au couteau entre existentialistes et nihilistes appelés aussi trotskistes pour des raisons incertaines, les librairies offrent des traductions en arabe des derniers essais philosophiques français et de leurs vulgarisateurs libanais ou égyptiens (Souhail Idriss ou Abel Rahman Badaoui) et les bordels de luxe ornent leurs murs d’un portrait de l’auteur de La nausée et donnent à la danseuse de ventre aux mèches colorées le surnom de « La vierge de l’existentialisme » en réservant tous les soirs au noceur, fils de famille respectable et aisée une place de choix, « La table du philosophe ».

Mais c’est le vécu « existentialiste » de ce philosophe de Sadriya (le quartier de Baghdad) qui va étoffer l’histoire : Rentré de Paris avec une serveuse française (« cousine » de Sartre comme il l’appelle) à titre d’épouse, flanque d’un assistant du nom d’Ismaël, « incapable de rédiger une phrase correcte dans quelque langue que ce fut », il allait partout discourant sur « l’être en soi et l’être pour soi » après s’être découvert une ressemblance physique avec son idole, s’inventant une haine de ses parents après les avoir épiés dans leur intimité par le trou de la serrure, donnant à ses enfants les noms de ‘Abath (Absurde) et Souda (Insignifiance) et ne trouvant pas dans sa prétendue conscience du néant aucune entrave à sa vie de noctambule et ses beuveries jusqu’à l’aube. La narration avance en petits paragraphes pour dessiner avec circonvolutions et autres fréquents retours dans le temps une généalogie, une enfance et un train de vie familial propices à l’éclosion du tempérament prétendument « nauséeux » et du destin tragi-comique de ce symbole dérisoire de l’intellectuel arabe.

Comme prévu, les commanditaires de cette biographie n’y retrouveront pas ce qu’ils avaient espéré et tenteront de relancer l’écrivain espiègle et toujours démuni sur un nouveau projet en lui disant : « La nausée et l’absurde ont échoué à résoudre nos problèmes. C’est le structuralisme qui apportera la solution », avec, à la clef, la biographie d’un autre hurluberlu travesti en Michel Foucault, cette fois-ci, et avec pour titre « Le structuraliste d’Al-Waziria » après le projet avorté et le récit « drôle et déroutant » sur « L’existentialiste de Sadriya ».



 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Papa Sartre de Ali Bader, traduit de l’arabe par May A. Mahmoud, Seuil, 2014, 264 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166