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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Les deux versants d’une vie


Par Charif Majdalani
2014 - 03
Georgia Makhlouf n’en est pas à son premier livre. Elle a déjà à son actif plusieurs ouvrages et des essais sur le Liban et son histoire. En 2006, elle publiait un livre singulier, Éclats de mémoire : Beyrouth, fragments d’enfance (ed. al-Manar/Alain Gorius), dans lequel elle tentait de consigner la nostalgie liée à l’évocation de moments privilégiés de l’enfance, dans de courts textes à la limite de la poésie. Georgia Makhlouf revient à cette évocation des souvenirs, mais en en élargissant le prisme, dans un livre que l’éditeur qualifie de roman mais qui ressemble bien davantage à un récit autobiographique. Les absents se présente en effet comme un ensemble de portraits d’hommes et de femmes qui ont tous en commun d’avoir un jour ou l’autre croisé la vie de la narratrice, soit durablement, comme c’est évidemment le cas pour ses parents, ses sœurs, ses cousines ou le personnel qui a été au service de sa famille, soit temporairement, amis, amants, connaissances professionnelles ou rencontres de hasard ou de nécessité. Le livre dans son principe se veut d’ailleurs le reflet des carnets de téléphone que la narratrice feuillette et qui déclenchent en elle des souvenirs liés à des noms de personnes. Une première partie est réservée aux carnets dits de Beyrouth et se trouve ainsi consacrée à des êtres liés par les souvenirs à la vie libanaise de la narratrice, la deuxième aux carnets dits de Paris, qui refont vivre des êtres rencontrés ou retrouvés par cette dernière durant l’existence parisienne, existence de femme déracinée, tantôt heureuse et tantôt remuée par les désirs anciens et par la nostalgie.

Malgré cette structure morcelée, l’ouvrage suit donc de manière discrète une indiscutable chronologie, les premiers portraits remontant aux temps de l’enfance, les derniers aux temps de la maturité où l’enfant est devenue elle-même adulte et mère. À travers ces innombrables fragments de mémoire, qui sont autant de récits de rencontres, de désillusions et le plus souvent aussi de cruelles séparations, Georgia Makhlouf raconte d’abord l’itinéraire type d’une femme libanaise, un itinéraire scindé en deux temps distincts par l’irruption de la guerre civile et par la dispersion sur deux terres différentes. L’indécision volontaire sur le genre de l’ouvrage et sur le statut du narrateur empêche que l’on affirme qu’il s’agit bien de la vie de l’auteur, même si cela est parfaitement clair. L’essentiel est qu’on y voit contée une enfance insouciante quoique traversée déjà de questionnements sur l’opacité du monde adulte, sur les rapports conflictuels d’une jeune fille avec sa famille, sur le choix difficile d’une chrétienne de vivre à Beyrouth-ouest et d’y aller à l’université malgré tout, sur la situation impossible que cela finit par créer et qui aboutit à la nécessité, et aussi à l’indubitable envie, d’un départ vers la France, souvent donnée comme le pays des rêves d’enfance. On y voit enfin les aléas d’une existence féminine, tout simplement, avec ses amours, ses déceptions, ses trahisons et que le déracinement vient rendre encore plus complexe. 

Dans ces suites de chapitres dont les plus courts (tels ceux sur la couturière Lamis ou sur la cuisinière Jamilé) ont la beauté et la flagrance de poèmes, dont certains sont d’une grande violence (tel l’assassinat de la servante Saydé et l’indélébile blessure que cet événement causera chez la narratrice) et d’autres extrêmement drôles (telle l’histoire de la grand-mère, de son lustre napoléonien ou de ses réactions de femme du monde dans ses rapports aux miliciens), c’est aussi, bien sûr un morceau d’histoire sociale libanaise qui est donné à lire. En racontant le passé de la narratrice/auteur, Les absents raconte la dolce vita d’avant-guerre d’une classe sociale aisée aveugle aux misères qui l’entouraient, la manière avec laquelle la guerre a mis cette classe à égalité avec toutes les autres dans son face à face avec la violence et la mort, ou encore les difficultés rencontrées par une part de la jeunesse libérale libanaise qui en plein conflit civil a voulu rester au-dessus des divisions communautaires. Et finalement, l’ouvrage raconte ce que nombre de nos concitoyens auront vécu dans leur conscience et dans leur chair, à savoir les déchirements et les désillusions causées par l’exil et la lente et involontaire installation à l’étranger où l’on finit par s’apercevoir quand-même qu’on a beau être à l’aise partout, il reste en nous des bribes d’un inconsolable malaise lié aux souvenirs d’un pays et d’une vie antérieure qui reviennent cruellement nous hanter quand on a soi-même cessé de les habiter.
 
 
Signature le 19 mars de 17h à 19h à la librairie el-Bourj. 

 
 
© Philippe Matsas / Opale / Editions Rivages
 
BIBLIOGRAPHIE
Les Absents de Georgia Makhlouf, Rivages/L’Orient des Livres, 2014, 300 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166