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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le silence des alévis
Dans Ce lieu sur ton visage, Sema Kaygusuz fait l'exploration de l'identité kurde alévie à travers les souvenirs du massacre de Dersim et d’une Turquie diverse et mélangée. Un voyage au rythme des réincarnations des dieux et des prophètes.

Par Charif MAJDALANI
2013 - 09
Une des caractéristiques de la jeune littérature turque est qu’elle est en train de s’affranchir des tabous et des impératifs liés, depuis sa naissance, à la Turquie moderne, à son idéologie et à l’imaginaire qu’elle s’est façonné. Parmi les tabous ainsi lentement levés, la question des minorités est l’une de celles qui sont en train de s’imposer lentement. Question épineuse s’il en est dans un pays au nationalisme ombrageux, le thème des minorités est notamment au cœur d’un roman de Sema Kaygusuz, Ce lieu sur ton visage, récemment traduit en français chez Actes Sud. 

Sema Kaygusuz, dont un premier livre avait reçu un bel accueil de la critique française lors de sa traduction, appartient à ce que l’on pourrait appeler une minorité dans la minorité, celle des Kurdes alaouites (« alévis » en turc) de Dersim. Au sein de la grande minorité kurde, les alévis ont toujours eu une histoire particulière, distincte de celle de leurs confrères sunnites, une histoire qui aboutira en 1938 à un soulèvement réprimé dans le sang par le pouvoir kémaliste et qui se soldera par de terribles massacres et par l’exode ou la déportation de populations entières.

C’est ce massacre de Dersim qui est au cœur de Ce lieu sur ton visage. Le livre raconte de manière complexe, par un jeu subtil sur les voix narratives et les points de vue, l’histoire d’une jeune femme (que nul ne pourra éviter de confondre avec l’auteure) qui tente de vivre avec ce lourd héritage que confèrent, au sein de la Turquie moderne, une origine alaouite et le souvenir des massacres de 1938. Or cette jeune femme va s’apercevoir qu’être alévie de Dersim peut se décliner de deux manières différentes. Il y a tout d’abord bien sûr la question de la mémoire, et de la nécessité de refaire affleurer les souvenirs d’une part occultée de l’histoire de la Turquie. Cette démarche trouve son origine dans les silences de la grand-mère de la narratrice, témoin des massacres des alévis, mais qui a toujours obstinément refusé d’en évoquer les détails. C’est un peu pour parler là où sa grand-mère s’est tue, et pour dire ce que cette dernière n’a jamais pu dire parce que l’horreur est le plus souvent indicible et vous renvoie au silence, que la narratrice se lance dans une sorte de quête de la vérité. Pour cela, elle se rend notamment à Dersim et dans la région originelle des Kurdes alévis, et tente de retracer l’itinéraire de l’exode de sa famille depuis Dersim jusqu’aux régions côtières de Turquie. 

Mais à cette question de la mémoire se trouve adjointe une autre, bien plus importante aux yeux de Sema Kaygusuz. C’est celle des origines, de l’appartenance même à l’alévisme de Dersim, une appartenance que les Kurdes alaouites tiennent souvent cachée, par peur ou pour se conformer aux impératifs d’uniformisation de la culture turque imposée par le kémalisme. Or la narratrice, au contraire, va interroger cette origine et cette identité singulières. Et elle le fait en mettant en avant un des personnages centraux des croyances alévies, à savoir Hizir, l’équivalent turc du Khodr arabe, figure de la tradition islamique identifiée avec le saint Georges des chrétiens. La narratrice raconte ainsi comment Hizir a fait partie de son enfance, comment sa grand-mère vivait dans la familiarité de ce dieu et la faisait vivre dans son inquiétante féérie, le voyant incarné dans tout être misérable, pauvre ou rejeté, et comment ce personnage s’est trouvé aussi lié dans la mythologie familiale à l’épisode de l’exode. Petit à petit, Hizir devient le véritable héros de Ce lieu sur ton visage. En tressant habilement et de façon très peu linéaire les diverses parties de son récit pour montrer la manière avec laquelle le mythe peut vivre au cœur même de la réalité et lui donner sens et sève, la narratrice va aussi raconter les versions alévies de l’histoire de Hizir, en les liant parfois à sa propre vie quotidienne à Istanbul. Elle remonte pour cela jusqu’au temps de la naissance du dieu, elle relate la concurrence du personnage avec Zülkarneyn puis son accession à l’eau de vie éternelle, avant d’en arriver au fameux épisode rapporté dans la sourate de la Caverne du Coran et dans lequel, sous le nom de « Serviteur de Dieu », Hizir va mener Moïse dans un étrange voyage initiatique. 

Mais ce qui est le plus intéressant, c’est que Sema Kaygusuz va librement interpréter et élargir ce que la tradition de l’alévisme attribue sans doute à la figure de Hizir, pour faire de ce dernier l’incarnation des prophètes et des dieux de toutes les religions. Chez la romancière, il devient Tammouz ou Élie, Alioule Göksagal des Ouïgours ou encore le Outa-Napishtim des Assyriens. Sous la plume de la romancière, la religion alévie, par cette capacité de syncrétisme que lui confère la théorie de la réincarnation, apparaît comme un véritable modèle d’universalisme, de fusion des croyances et des légendes. Inversant la donnée de départ du livre, la romancière fait alors d’une croyance minoritaire et confinée dans la peur de se dévoiler un véritable exemple d’ouverture, et se libère en quelque sorte elle-même de la fatalité du silence propre à sa communauté. Ce faisant aussi, le massacre de Dersim devient sous sa plume le paradigme de toutes les horreurs de l’histoire. Dans la compassion pour les victimes kurdes alévies de 1938, loge donc forcément chez la romancière, et de manière superbe, la compassion pour les victimes des massacres des Juifs, des Tziganes, des Arméniens ou des Grecs d’Anatolie. Dans un pays où règne encore la chape du négationnisme et la foi dans une culture homogène, le roman de Sema Kaygusuz fait superbement ressurgir les souvenirs d’une Turquie diverse et mélangée, et prend plaisir à assumer ou à revendiquer comme part de l’héritage culturel turc d’aujourd’hui toutes les anciennes civilisations qui ont défilé en Anatolie et ailleurs, hittite ou assyrienne, grecque ou phénicienne. Ce qui est une jolie manière de mettre la théorie alaouite de migration des âmes au service de l’histoire culturelle.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Ce lieu sur ton visage de Sema Kaygusuz, traduit du turc par Catherine Erikan, Actes Sud, 2013, 214 p.
 
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