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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
L’anti Tristes tropiques


Par Fady NOUN
2013 - 04
Comment est vécue la rencontre entre deux mondes culturels différents, le nôtre – celui qu’il faut bien appeler nôtre –, et celui de l’Autre, le monde différent, le monde de la nation Guarani dont le territoire virtuel emprunte à l’Argentine, au Brésil et au Paraguay ? Comment se forment les référents individuels et sociaux de cette rencontre entre un anthropologue et une tribu indienne d’Amérique du Sud ? Qu’est-ce qui reste « même » et qu’est-ce qui change et devient « autre » ? C’est l’aventure humaine que raconte Le Temps de la reconnaissance, un grand album de Sélim Abou paru récemment, écrit en collaboration avec Marisa Micolis.

L’histoire est celle de deux communautés indiennes guaranies qui fondèrent, chacune, un village, Fracran et Peruti, et prirent en charge leur propre développement. En textes et en images, on assiste au passage d’un type de vie tribale et nomade vécue dans la forêt, considérée comme un « chez-soi », à une vie apparemment sédentaire marquée par l’éducation, l’insertion économique, la socialisation dans le monde des Blancs.

Le récit, qui court de 1978 à nos jours, a ceci d’exemplaire que le développement des deux villages se fit dans « la compréhension et la confiance mutuelle entre gens de races, de cultures et de croyances différentes », en contraste total avec le type de rapport que la colonisation espagnole imposa, des siècles durant, et dont la mémoire reste si douloureuse que « le jour où les descendants des émigrés européens célèbrent l’anniversaire de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb est, pour les autochtones, un jour de deuil, le jour de la liberté perdue ».

Il n’y a pourtant aucune nostalgie du « paradis perdu », aucune fioriture de style dans Le Temps de la reconnaissance. Le livre reste sobre, factuel, précis. Mais il court sous le texte des moments de profonde humanité qui éclairent les « rapports de mission » du père Abou. C’est ainsi que nous apprenons, à l’orée du livre – et de sa forêt d’images –, que le début de cette aventure humaine est une « rencontre mémorable » entre Antonio Martinez, le chamane ou guide spirituel le plus respecté de la province argentine de Missiones, un homme décrit par Sélim Abou comme « un visionnaire et un homme d’éminente spiritualité », et une communauté chrétienne qui célébrait le 350e anniversaire de l’assassinat d’un prêtre jésuite, Roque Gonzalez de Santa Cruz, assassiné dans le Sud brésilien par des Indiens en novembre 1628. Au centre de la messe commémorative, célébrée ce jour-là par le cardinal Primatesta, président de la conférence épiscopale argentine, un reliquaire contenant le cœur incorrompu de « Padre Roque ». Le petit groupe d’Indiens guaranis présents, dont le chamane Antonio Martinez, avait été invité par une religieuse « à venir voir le cœur d’un homme qui fut l’ami de leurs ancêtres ».

De ce moment de mise en confiance extraordinaire allait naître le projet de la fondation des deux villages de Fracran et Peruti. Dignité, noblesse de l’amitié. Et le premier fruit de cette « rencontre mémorable », c’est l’acceptation de l’autre. Et une demande aussi humble que fondamentale : l’ouverture d’une école bilingue où le Guarani pourra apprendre la langue de cet autre pour communiquer avec lui d’égal à égal et satisfaire ainsi « le besoin le plus fondamental de l’être humain, le besoin de reconnaissance ». Et ce « temps » finit par venir.

Le Temps de la reconnaissance, c’est l’anti-Tristes tropiques. À l’origine, une rencontre « d’amitié » dans cette Argentine subtropicale où les jésuites ont fondé leur République ; à l’arrivée, cette « Terre sans mal » vers laquelle migre un peuple nomade conquis et indomptable. « Il n’y a pas deux cultures, mais une seule. Nous sommes guaranis. Mais nous profitons de vos connaissances », dit l’un des jeunes, interrogé sur la manière dont il négocie son appartenance à deux cultures. Ce Guarani a rejoint le XXIe siècle sans cesser d’être différent. Résilience et victoire du conquis. Un message cher au Sélim Abou et une constante de sa pensée. Qui donc a civilisé l’autre ?


 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Les Mbyas Guaranis : Le Temps de la reconnaissance de P. Sélim Abou, avec la collaboration de Marisa Mi, Presses de l'Université Saint-Joseph, 230 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166