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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Miniature de la grande boucherie
Dans le dernier roman de Jean Echenoz, cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d’entre eux. Reste à savoir s’ils vont revenir. Quand. Et dans quel état.

Par Jabbour DOUAIHY
2012 - 12
Il faut lire (et probablement relire) le roman de Jean Echenoz, paru sous la couverture immaculée des éditions de Minuit, rien que pour le petit chapitre hilarant délirant sur le sort des animaux en temps de guerre : bovidés en déshérence, taureaux vindicatifs, côtes taillées à même un bœuf vivant, colombidés militarisés… et tout le carnage zoologique. Il faut lire 14 au moins jusqu’au dernier instantané photographique : amputé d’un bras qu’il continuait pourtant curieusement à sentir, Anthime (les noms des personnages Padioleau, Bossis, Arcenel ou les Borne-Seze forment tout un programme), le héros du roman flanqué de la mère du fils de son frère, est attiré par un groupe de permissionnaires de l’armée en train de chanter l’Internationale devant la gare de l’Est à Paris et lève le poing droit (manquant) par solidarité sans que personne puisse le voir faire ce grand geste révolutionnaire.

Pour son quatorzième roman ainsi bien intitulé, Jean Echenoz était pourtant monté au front dans une atmosphère de légèreté : cinq hommes, des amis vendéens, prennent le train de la mobilisation, tout le monde souriait, on était confiants, on allait revenir très vite… Blanche, enceinte de l’enfant de l’un d’eux, attend ce retour avec sérénité en lisant le roman d’un ami de la famille qui avait obtenu l’année précédente le Goncourt face à Marcel Proust… Mais au fil des courts chapitres, le récit glisse dans le sérieux de l’entreprise à coups de détails insolites et d’énumérations quasi poétiques comme ce dix de trèfle trouvé entre un chien malade, une bêche fendue, des casseroles sans poignets ou un acte de naissance dans la rue d’un village déserté par ses habitants fuyant la guerre. Puis très vite, c’est la plongée dans l’horreur : les survivants après les bombardements se relèvent dans les tranchées « constellés de fragments de chair militaire » que leur disputaient les rats, une main avec son alliance, un pied dans sa botte, un œil. Ou ces cadavres désarticulés qui servaient à fixer les fils de téléphone et un bras saillant qui « tient lieu de portemanteau ». Et cet obus salvateur « en forme de hache polie néolithique » qui coupe le bras droit d’Anthime, une « bonne blessure », l’une des meilleures qu’on puisse imaginer et pour laquelle on félicite la victime et on l’ovationne même à l’infirmerie puisqu’il sera le seul des amis de départ à rentrer en vie chez lui se promener sur un quai de la Loire.

Pourtant et malgré l’étrangeté de ces descriptions, le narrateur intervient directement dans son texte pour mettre un terme à cette descente en enfer parce que l’espace de l’écriture fut si longtemps visité et aussi pour des motifs esthétiques si l’on veut : « Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d’autant moins quand on n’aime pas tellement l’opéra, même si comme lui c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c’est assez ennuyeux. »

Une mise en évidence des détails secondaires, un regard de proximité, des scènes sorties des journaux d’époque, les choses de la vie guerrière et la mort violente comme dans un bon cartoon hollywoodien… Sur un sujet saturé, Jean Echenoz fait une fois de plus reculer les possibilités de la narration et en ménager allègrement l’imprévisibilité.



 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
14 de Jean Echenoz, éd. de Minuit, 2012, 123 p.
 
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