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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman



Par Charif MAJDALANI
2011 - 09
Ce n’est sans doute qu’un hasard mais, au moment où la chanteuse Amy Winehouse se donnait la mort à l’âge de vingt-sept ans, s’apprêtait à paraître le dernier roman de Lydie Salvayre, Hymne, un livre qui raconte l’histoire, la vie et la mort de Jimi Hendrix, l’un des plus célèbres musiciens de l’histoire du rock, mort lui aussi, comme Winehouse, à vingt-sept ans, et de la même manière, par l’absorption d’une forte dose de barbituriques ou de matière dopante. La mort de plus d’une star du rock à cet âge précis a attiré l’attention de nombre de commentateurs et d’observateurs. Ce qui n’est aussi sans doute que le fruit d’un terrible hasard n’en révèle pas moins le profond malaise, la détresse et le désespoir qui se sont toujours mêlés au succès et à la célébrité des jeunes musiciens de la musique populaire du XXe et du début du XXIe siècle.

L’un des objets du livre de Lydie Salvayre est certes de tenter d’élucider les raisons de la mort, ou du quasi-suicide de Jimi Hendrix. Mais la romancière n’écrit ni un essai, ni une hagiographie, ni une simple biographie. Son livre entrerait davantage dans ce que la critique littéraire appelle aujourd’hui la «?biographie romanesque?», un genre inauguré et pratiqué par des écrivains comme Pierre Michon (avec son fameux Rimbaud le Fils), Gérard Macé ou Pascal Quignard.

Dans Hymne, Lydie Salvayre articule son propos autour d’un moment précis, qu’elle juge comme le point culminant de la carrière et de la vie de Hendrix, son intervention au festival de Woodstock, le 18 août 1969 lorsque, à 8 heures du matin, devant vingt mille personnes, le guitariste interprète son fameux The Star Spangled Banner, réécriture sulfureuse et révolutionnaire de l’hymne national américain. À partir de ce moment, qui agit comme un leitmotiv ou un pivot autour duquel ne cesse de tourner le récit, la romancière tente de raconter la vie de Jimi Hendrix de l’intérieur, c’est-à-dire du point de vue de Hendrix lui-même, sans pourtant jamais se départir de sa fonction de narratrice et en essayant, dans une forte empathie avec son personnage, d’en dire toute la grandeur et toute la fragilité.

Pour cela, Lydie Salvayre utilise ce qu’elle appelle la Légende, c’est-à-dire la somme de récits, de fables et de fictions qui se sont tissées autour de la personne et de la vie de Hendrix, exactement comme Michon parle de la Vulgate à propos de Rimbaud. Comme Michon, Salvayre use avec beaucoup de jubilation des dits de la Légende, et en même temps s’en éloigne, ou en interprète les détails afin de recomposer la vie du musicien. En imaginant des détails, en développant des scènes à partir de bribes reconnues mais à quoi elle donne une saveur exquise, elle va alors raconter l’enfance de Hendrix, le départ de sa mère, ses conflits avec son père, ses relations avec sa grand-mère paternelle, la seule personne qui l’aura réellement et profondément aimé. Respectant les faits dans leur extériorité mais en en imaginant les détails et leurs retentissements sur la personnalité de Hendrix, elle raconte la passion inextinguible de son personnage pour la musique (qu’il ne sut jamais déchiffrer), ses débuts misérables aux USA, puis son succès retentissant lors de son voyage à Londres, son ascension, son fulgurant devenir de star et sa soumission pourtant à Mike Jeffery, un manager blanc sans scrupules qui, par pure spéculation, l’épuise en tournées, voyages et concerts. Sur cela, sur l’opposition entre l’artiste de génie, courtois, généreux, trop doux et trop timide d’un côté, l’homme d’argent, cupide et raciste de l’autre, Lydie Salvayre insiste beaucoup, tout comme elle insiste sur les probables rêves du guitariste d’arrêter les frais, de sortir d’un système qui l’écrase sous sa logique des contrats et des obligations matérielles et financières pour se donner le temps de travailler sa musique, de se réfugier dans un studio pour peaufiner jusqu’au vertige ce qui est déjà en soi une œuvre révolutionnaire et souvent incomprise. Mais Hendrix, selon Salvayre, sera incapable, de par sa timidité et sa bonté même, de le faire, de résister, de redevenir libre, ce qui en définitive le tuera.

On devine donc que tout en racontant la vie de Hendrix et de l’emprise sur lui d’un système du show-biz naissant mais déjà terriblement efficace, Lydie Salvayre raconte aussi, simultanément, une part de l’histoire des États-Unis, celles des années soixante qui auront vu l’irruption, la grandeur puis la mort de Jimi Hendrix. Ces années sont celles de la guerre du Vietnam, du conservatisme triomphant des États-Unis et de leurs classes moyennes puritaines, blanches et racistes, des années où perdure et s’aiguise le malheur éternel des Noirs et des Indiens, deux races dont est issu Jimi Hendrix et dont le guitariste vit dans sa chair les souffrances, victime lui-même, et jusque dans sa célébrité, de la ségrégation, du mépris et de la haine. Mais cette Amérique blanche triomphante et lisse, Lydie Salvayre ne l’oppose pas à celle des rockers, des manifestations étudiantes et de la bonne conscience des Blancs progressistes et marcusiens. La romancière est au contraire extrêmement virulente à l’encontre de la bêtise du hippisme, des rockers cupides et gesticulateurs ou des aberrations des poètes et des philosophes de la révolution des mœurs. À ses yeux, seuls ont valeur révolutionnaire véritable à ce moment, loin de l’idéologie et des discours creux, l’art et la musique qui, à l’exemple de celle de Hendrix, revendiquent une appartenance multiple, une culture à la fois blanche, noire et indienne, toutes fondues en une seule, mélange dont est réellement faite l’Amérique. Et c’est précisément ce mélange que Hendrix exprimera de manière révolutionnaire en pervertissant, en triturant et en métissant l’hymne propre à la nation puritaine et blanche, lorsqu’il jouera The Star Spangled Banner, le 18 août 1969 à Woodstock, en ce point culminant de sa carrière dont Lydie Salvayre fait le pivot de son livre, un livre au style singulier, construit sur de longues envolées enthousiastes, des répétitions quasi incantatoires, un ton lancinant en même temps qu’enjoué et drôle, habilement hachuré, coupé d’images inédites, heurtées et paroxystiques qui font souvent et curieusement penser à la musique de John Coltrane mais aussi, bien sûr, aux heurts, aux ruptures et aux farouches sonorités de la musique de Jimi Hendrix.

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Hymne de Lydie Salvayre, Seuil, 2011, 240 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166