FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Roman
Douze heures d’une vie ordinaire
L’Uruguayen Juan Carlos Mondragón est un écrivain majeur de l’Amérique latine d’aujourd’hui, découvert progressivement grâce à la traduction, dans diverses revues européennes, de plusieurs de ses nouvelles. Son dernier roman, Passion et oubli d’Anastasia Lizavetta, fouille la conscience en ruines de l’homme urbanisé, sans espoir, prisonnier de la ville moderne.

Par Charif MAJDALANI
2010 - 07


Publié dans sa version originale en 2004 et remarquablement traduit en français par Gabriel Iaculli, Passion et oubli d’Anastasa Lizavetta revient sur deux thèmes chers à Juan Carlos Mondragón, la femme et la ville. La passion lucide et sans concession pour la capitale uruguayenne, on la trouvait déjà dans Oriana à Montevideo où le romancier racontait l’histoire de la redécouverte par un amateur du début du XXIe siècle d’une poétesse de la Belle époque dont l’évocation accompagne celle d’une nostalgie pour une ville lentement défigurée par la modernité et la marche inexorable du temps. Dans Passion et oubli d’Anastasia Lizavetta, le lien intrinsèque entre la cité et le personnage féminin est peut-être encore plus fort, même s’il est problématique et violent. Le roman raconte en effet l’histoire d’une femme ordinaire, jolie, mère d’un jeune garçon, et vivant avec son mari dans un HLM de Montevideo. Employée de banque, mère et femme modèle, tenant admirablement son foyer, elle a comme tout le monde des problèmes avec ses fins de mois, mais sa vie est en apparence acceptable et sans problèmes. Sauf qu’un matin, et sans crier gare, elle assassine son mari pendant son sommeil de douze coups de couteau de cuisine. Après quoi, avec le plus grand sang-froid et un naturel effrayant, elle réveille son fils, l’envoie à l’école, se prépare, s’habille comme pour une fête et sort.

Après l’hallucinante description du processus qui mène au crime, la narrateur, un cousin d’Anastasia Lizavetta et qui fut naguère un peu amoureux d’elle, va tenter de reconstituer les douze heures qui vont suivre et durant lesquelles la jeune femme va errer dans Montevideo, se faire teindre les cheveux, prendre des taxis, se laisser draguer, faire des achats ou rendre visite à sa sœur, éprouvant pour la première fois de sa vie un véritable sentiment de liberté et l’impression enivrante d’avoir enfin une journée à elle, qu’elle pourra vivre à sa guise et sans contrainte avant d’entrer dans la spirale des enquêtes, de la justice et de la vindicte publique.

Cette errance – et la liberté paradoxale qu’elle génère – n’est pas seulement géographique, elle est aussi temporelle. À mesure que les heures passent et la poussent aussi, confusément, à s’interroger sur son geste, Anastasia Lizavetta traverse Montevideo, se transporte progressivement vers les lieux de son enfance et de son adolescence dans les quartiers pauvres du sud de la ville où lentement se redessinent les mobiles probables de son geste fou et en apparence incompréhensible. Il apparaît alors que les prémisses lointaines du geste de ce jeudi du mois de mars où tout a basculé froidement se trouvent dans des faits volontairement oubliés, refoulés, et qui reviennent inexorablement à la surface, transformant la promenade erratique en une sorte de fascinante régression grâce à laquelle Anastasia Lizavetta redevient l’enfant qu’elle fut et revit des événements traumatiques qui, trente ans plus tard, vont ruiner définitivement sa vie.

Mais évidemment, le roman de Mondragón n’est en rien un roman policier, et encore moins une enquête psychanalytique. Les anciens traumatismes mis progressivement en lumière ne sont pas tout, loin de là, il s’y ajoute d’autres facteurs pouvant éclairer le geste terrible de la jeune Montévidéenne, même si aucune solution définitive n’est retenue pour l’expliquer. Le livre se construit sur des strates d’interprétations possibles qui se mettent en place et se complexifient tel un écheveau de sens à mesure qu’avance la journée. Il y a ainsi la routine effroyable d’une vie, l’ennui, la médiocrité d’un ménage qui, après des projets innombrables, sombre dans une existence fade, millionième réduplication de tant d’autres. Il y a tous les désirs non réalisés de l’enfance et de l’adolescence, les frustrations secrétées par une société consumériste qui génère de pauvres rêves et empêche souvent leur réalisation sinon dans le simulacre. Il y a ce passé de misère extrême, de secrets de famille et de lourds non-dits, dont Anastasia Lizavetta ne sort que pour se retrouver dans cette pitoyable condition de femme de la petite bourgeoisie enchaînée à des acquis (travail, liberté sexuelle…) qui devaient initialement être les instruments de sa libération. Et il y a aussi, assurément, la santé mentale chancelante du personnage qui, dans de fugaces moments, perd le sentiment des réalités. Il y a tout cela à la fois, que le narrateur sait savamment imbriquer et faire jouer, dans un récit plein de trouvailles et parfois de drôleries et dont la puissance froide et efficace réside en ce qu’il nous fait vivre cette journée dans un entre-deux permanent et sans résolution, dans l’indécision et le vertige d’un être qui semble tantôt extraordinairement lucide, parfaitement ancré dans son présent et capable de revisiter clairement son passé, tantôt troublé, distrait, gravement oublieux des choses immédiates et dont la raison visiblement chancelle – sans que l’on en soit pourtant absolument certain.  

En une prose d’une densité extrême et d’une richesse inouïe, tissée de multiples surprises qui en font vibrer la surface et en troublent sourdement la trame comme semble par moment troublée la raison du personnage, Juan Carlos Mondragón décrit ainsi la conscience fracturée, en ruines, de l’homme moderne, celui des grandes villes d’aujourd’hui, dans son rapport paroxystique à lui-même, à ses rêves brisés et à son avenir incompréhensible. Dans ce monde insipide, le personnage fascinant d’Anastasia Lizavetta apparaît du coup comme une sorte d’icône fatale, symbole d’une impossible libération et d’une sortie improbable, sinon dans le désastre, d’une condition sociale étouffante.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Passion et oubli D'Anastasia Lizavetta de Juan Carlos Mondragón, traduit de l’espagnol (Uruguay) par Gabriel Iaculli, Seuil, 2010, 251 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166