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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait d'une époque


Par Charif Majdalani
2016 - 12
Josyane Savigneau a été durant longtemps et demeure encore aujourd'hui la grande dame de la critique littéraire française, auteure de textes, de portraits et d'articles prescripteurs, attendus, souhaités et redoutés. Journaliste au quotidien Le Monde, puis directrice de son prestigieux supplément, Le Monde des Livres, de 1991 à 2005, Josyane Savigneau est par ailleurs l'auteur d'ouvrages sur Marguerite Yourcenar, Philippe Roth ou Carson McCullers, ainsi que d'un récit, Point de côté, qui raconte son itinéraire de jeune femme arrivée de province sans le moindre soutien et devenue la patronne de l'un des plus fameux organes de presse français, avant d'en être brutalement évincée. Elle publie aujourd'hui un ouvrage précieux et que l'on a du mal à lâcher une fois qu'on y est entré. Comme son nom l'indique, La Passion des écrivains (sous-titré Rencontres et portraits) est un recueil de portraits d'écrivains, de Philippe Sollers ou Michel Déon à Patricia Highsmith ou Doris Lessing, en passant par Jean Rolin, Toni Morrison ou William Styron, des portraits choisis parmi ceux que Savigneau aura réalisés durant les trente dernières années. Mais pas seulement d'écrivains, en réalité, parce qu'on trouve aussi dans l'ouvrage des textes sur des éditeurs (Jérôme Lindon, Claude Durant, Guy Schoeller), des journalistes (Françoise Giroud, Marcel Reich-Ranicki), des collectionneurs d'art et acteurs de la vie culturelle européenne (Pierre Bergé, Ernst Beyeler).

Tous les textes sont accompagnés de présentations qui servent à les remettre dans leur contexte. Le résultat, c'est qu'une fois plongé dans la lecture, on est immergé dans une sorte d'histoire au quotidien de la vie littéraire, éditoriale et culturelle des trente dernières années, dans les relations complexes des écrivains entre eux, avec leurs éditeurs et avec la presse. De portrait en portrait, c'est le visage d'une époque entière qui se dessine, avec ses grandeurs et ses mesquineries, avec les personnalités diverses qui l'auront bruyamment marquée et celles qui la marqueront plus discrètement et plus profondément. Mais chaque texte pris pour lui-même est une pépite. En quelques pages à chaque fois, Savigneau restitue l'ambiance qui entoure une rencontre, rend vivant le décor où elle a lieu. Elle décrit admirablement des airs, des expressions, des façons d'être et de se comporter qui rendent soudain familières au lecteur des personnalités aussi diverses et opposées que Eudora Welty ou Toni Morrison, Dominique Rolin ou Martin Amis. Et ces portraits sont également de délectables petites biographies, des retours sur des existences chargées de passions et de travail. On découvre avec gourmandise des itinéraires peu connus, des récits de vie que l'on peut savourer indépendamment de la réalité à quoi ils renvoient. Et puis surtout, chaque portrait est pour Josyane Savigneau l'occasion de questionner son époque, d'analyser des œuvres, littéraires évidemment, mais pas seulement, comme lorsqu'elle décrit l'importance du travail d’Yves Saint-Laurent sur la redéfinition du rôle de la femme et du regard qu'elle porte sur elle-même, ou quand elle tente de percer le secret de psychologies complexes, comme elle le fait fort joliment à propos des milles visages de Françoise Giroud, ou de l'art de « l'évitement » érigé en principe de vie chez Jean d'Ormesson.

Mais tous ces textes constituent aussi, discrètement et comme en palimpseste, une sorte d'autobiographie de l'auteure. D'abord parce qu'aucun entretien n'est purement et froidement professionnel. Tous sont le résultat d'un investissement entier de la journaliste qui décrit ses sentiments à l'égard de chaque personnalité, ses appréhensions parfois avant les rencontres et ses satisfactions ou ses réticences à leur issue. Ensuite parce que des sujets chers à Savigneau sont sans cesse convoqués ici, comme la grande comédie sociale ou comme le rôle de la femme dans une société encore fortement masculine. À travers les beaux textes sur Simone de Beauvoir ou sur Françoise Sagan, on perçoit par exemple les reculs de la société aujourd'hui par rapport à un temps où ce genre de femmes imposaient leur liberté et leur volonté. La conscience de ces reculs, et une certaine nostalgie pour des époques où la vulgarité, le conformisme médiatisé et la bien-pensance n'avaient pas encore si librement cours, sont sans doute les thèmes centraux mais invisibles du livre, et permettent à Josyane Savigneau de revenir indirectement sur son propre itinéraire, elle qui s'est construite et qui s'est imposée avec pugnacité dans un univers hostile par la conscience et l'exercice de sa liberté de femme.

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
La Passion des écrivains de Josyane Savigneau, Gallimard, 2016, 264 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166