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Un livre pour sauver les livres


Par Fifi Abou Dib
2014 - 08
Les livres ont une vie et elle est souvent brève. Quand ils meurent, ils vont même en enfer et l’enfer, pour eux, c’est le pilon. Si vous avez aimé L’élégance du hérisson de Muriel Barbery ou La liste de mes envies de Grégoire Delacourt, vous aimerez à coup sûr Le liseur du 6h27, premier roman de Jean-Paul Didierlaurent par ailleurs brillant nouvelliste, lauréat à deux reprises du prix Hemingway. Ce «?liseur?» s’appelle Guylain Vignolles, un introverti qui, comme tous les introvertis, a été persécuté dans son enfance, non pour un trait physique particulier, il n’est ni beau ni laid, mais pour son nom qui se prête à une contrepèterie stupide. Aussi, pour avoir pris l’habitude d’éviter ceux qui seraient tentés de le traiter de «?Vilain Guignol?», Guylain s’est replié sur lui-même, et vit dans un petit studio avec pour seul compagnon un poisson rouge qu’il remplace chaque fois qu’il meurt et qu’il baptise comme son prédécesseur Rouget de Lisle. Guylain aime les livres, mais il est employé à la STERN, une entreprise organisée autour d’une machine redoutable, la Zerstor 500, autrement dit le pilon. Pour décrire la Zerstor, Didierlaurent a des accents dantesques, on dirait presque Zola décrivant la Lison dans La bête humaine. De belles pages où il est question d’ingestion et de digestion, et où l’on apprend que le pilon travaille à plein régime à la veille des salons du livre, débarrassant le marché des mauvais élèves pour faire place aux nouveaux arrivants. Les cargaisons d’ouvrages tombés en désamour sont livrées à l’aube, comme les condamnés. La machine les déchiquette et les transforme ensuite en pâte à papier et le cycle recommence, ce qui fait dire à Guylain – qui a du mal à appeler la Zerstor par son nom –?: «?la Chose était une absurdité qui mangeait avec une gloutonnerie abjecte sa propre merde?». 

Pour sauver ce qui peut l’être, quand la machine s’arrête, Guylain détache délicatement quelques rares pages intactes restées collées aux parois de l’entonnoir. Il les dépose sur un papier buvard et au petit matin, à 6h27 plus précisément, installé sur le strapontin du métro qui le ramène à la bête, il lit à voix haute ces textes orphelins et aléatoires pour le plus grand bonheur de ses compagnons de rame. Voilà pour le corps du sujet. 

Mais Didierlaurent est nouvelliste par tropisme. Dans quelle direction aller avec un scénario de départ aussi prometteur, aussi délicat et riche en poésie?? L’auteur ne choisit pas une voie mais deux et même trois. Le liseur du 6h27 est un roman gigogne qui s’ouvre plus loin sur l’univers ingénu et désuet d’une maison de retraite, et s’achève par une romance improbable avec une dame-pipi haute en couleurs. On y croise des personnages attachants?: Guiseppe, un ancien technicien aux commandes de la Zerstor et à qui celle-ci a dévoré une jambe?; Yvon Grimbert le gardien de la STERN qui s’exprime en alexandrins et meuble la solitude de sa guérite en se récitant des classiques. Il y a aussi Monique et Josette Delacôte, les deux «?jeunesses?» des Glycines qui parviennent à arracher à Guylain la promesse d’un rendez-vous régulier à la maison de retraite où il lit aux pensionnaires ses pages rescapées où se glisse parfois une pornographie hasardeuse. Enfin, il y a surtout Julie, qui astique ses carreaux de faïence et consigne ses impressions sur un ordinateur. Un jour, elle perd sa clé USB. Guylain la trouve, mais c’est une autre histoire…

Pépite pour certains, bluette pour d’autres, mais incontestablement attachant, Le liseur du 6h27 est le plus grand coup de cœur de l’été.


 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Le liseur du 6h27 de Jean-Paul Didierlaurent, éditions Au Diable Vauvert, 2014, 230 p.
 
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